Compétence et travail du care dans la formation aux métiers de la relation humaine

La notion de « care » – terme anglais difficile à traduire – est apparue et s’est diffusée ces dernières années dans de nombreux domaines. Elle a notamment été développée dans le cadre d’une réflexion sur les rapports entre la morale et le genre, par Carole Gilligan, dans son livre « Une voix différente. Pour une éthique du care » (1982/2008), puis elle a pris un sens plus politique, chez Joan Tronto (Raïd 2009 ; Tronto, 2012). Cette notion est aujourd’hui au coeur de travaux qui s’intéressent au travail féminin, qu’il s’agisse de travail domestique non rémunéré ou des emplois généralement occupés par des femmes, comme les soins aux jeunes enfants ou aux personnes âgées. Les auteurs qui s’y réfèrent portent le plus souvent un regard critique sur la division du travail selon le genre et ce que Bourdieu avait appelé la domination masculine. J’en rappellerai tout d’abord quelques éléments de définition.

 

  1. Qu’est-ce que le care ?

Dans leur livre qui porte ce titre, Pascale Molinier, Sandra Laugier et Patricia Paperman définissent cette notion : il s’agit d’expériences ou d’activités « qui consistent à apporter une réponse concrète aux besoins des autres – travail domestique, de soins, d’éducation, de soutien ou d’assistance » … (Molinier et al. 2009, p. 11). Ou encore : « une activité caractéristique de l’espèce humaine qui inclut tout ce que nous faisons en vue de maintenir, de continuer ou de réparer notre « monde » de telle sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde inclut nos corps, nos individualités () et notre environnement. » (op. cit. p. 73). C’est une activité dans la durée, non seulement une pratique, mais aussi une disposition, qui repose sur l’intérêt, l’attention apportée à autrui.

Selon Joan Tronto, l’auteur de « Un monde vulnérable. Pour une politique du care », cette activité peut se décliner en quatre phases, formulées avec le verbe to care :

caring about : s’intéresser à, se soucier de …

caring for : s’occuper de quelqu’un (d’un enfant, d’une personne vulnérable), se sentir responsable et agir en responsable pour faire en sorte que ses besoins soient pris en compte,

care giving : prendre soin, prodiguer l’attention et les soins qui répondent à ses besoins,

care receiving : recevoir de l’attention ou des soins et reconnaître l’attention ou les soins reçus. Cela inclut aussi l’idée que chacun a été, est ou sera vulnérable ; qu’il faut accepter cette vulnérabilité et l’interdépendance que cela suppose entre les êtres humains. Chacune de ces phases suppose des qualités d’attention, de responsabilité, de réceptivité, mais aussi des capacités ou des compétences pour prodiguer des soins adaptés.

 

Dans l’introduction de son livre « Le travail du care« , Pascale Molinier (2013) élargit la problématique et suggère de « mettre une proposition éthique – le souci des autres – comme priorité d’un agenda simultanément théorique, méthodologique et politique » (p. 10). Il s’agit à la fois « de comprendre le care comme travail et de questionner le travail à partir du care » (p. 12). Elle ajoute que cela ne va pas de soi alors que ceux qui s’intéressent aux affaires sérieuses, à celles de l’économie, de la compétitivité, de la gestion considèrent qu’il s’agit d’une question négligeable. Pour elle, « le care fait cependant écho pour de nombreux professionnels du soin et de l’assistance qui cherchent à formaliser et à faire comprendre la part la moins technique de leur travail, souvent celle qui s’avère la plus importante à leur yeux : l’attention, la présence, l’accueil, l’écoute… » (p. 10). Elle considère que le care est un travail inestimable qui échappe à la valeur marchande et qui « remet en question la segmentation entre les professions, la hiérarchie des compétences, ou encore la spécialisation comme forme de valeur et de reconnaissance » (p. 11).

  1. Le care et le modèle de la compétence

Si l’on reconnait que le care est une partie essentielle du travail dans tous les métiers de la relation humaine (métiers de la santé, du travail social, de l’éducation et de la formation), en quoi cette manière de penser et d’agir vient questionner les représentations aujourd’hui dominantes du travail et de la formation, de l’acquisition et du développement des compétences ? J’aborderai principalement cette question à partir d’une critique d’une certaine « ingénierie de la formation » (Hébrard, 2011a) et de « l’approche par les compétences » telle qu’elle est mise en oeuvre depuis quelques années dans le domaine de la formation professionnelle, y compris dans les métiers de la relation. Cette approche est présentée comme une forme de rationalisation des méthodes et des pratiques de formation censée en améliorer l’efficacité (Montchatre 2008), à travers des discours relevant d’un paradigme de la maîtrise et du contrôle. Elle repose sur un ensemble d’outils, en particulier les référentiels d’activités, de compétences, d’évaluation et de validation. Je considère qu’il est nécessaire d’interroger ces outils et méthodes, leurs présupposés, leurs fondements théoriques ou idéologiques. J’en rappellerai tout d’abord l’origine, l’ancrage dans le courant béhavioriste et la proximité avec une conception techniciste, sinon taylorienne du travail. J’évoquerai ensuite une autre conception du travail et des compétences qui s’y oppose et lui résiste, une conception qui est fondée sur une approche clinique de l’activité et de la formation préparant aux professions de la relation humaine (Molinier, 2006 ; Cifali et Giust-Desprairies, 1999), une approche faisant toute sa place au travail du care (Molinier, 2013).

2.1 L’origine de l’approche par les compétences en éducation et formation

Si l’on se penche sur l’origine de l’approche par les compétences dans les domaines de l’éducation et de la formation, on trouve aux USA, dès le début des années 1970, un courant nommé « competency based education« . Cette approche de l’enseignement est présentée par Elias et Merriam dans le chapitre qu’ils consacrent au courant behavioriste dans leur ouvrage « Philosophical foundations of adult education » (publié en 1980 et traduit en français en 1983 sous le titre « Penser l’éducation des adultes »). Ils écrivent notamment qu’elle se caractérise par « un programme (qui) spécifie, en termes béhavioristes, les objectifs à atteindre, les expériences d’apprentissage à entreprendre et le mode d’évaluation des buts prédéterminés ». Ils ajoutent que « l’éducation basée sur les compétences suppose que les habiletés mesurables peuvent s’énumérer clairement pour tous les domaines de connaissances » (op. cit. p. 96-97). Ils décrivent également la méthode utilisée pour concevoir un programme pour « la formation professionnelle technique basée sur la compétence ». Celle-ci commence par une description détaillée de l’emploi, qui « sert de fondement à une analyse minutieuse de la tâche, un processus qui divise le travail de base en composantes de plus en plus détaillées » (ibidem).

Cette manière de définir les programmes d’enseignement ou de formation, à partir d’une série d’objectifs opératoires formulés en termes de savoir-faire, par des verbes d’action, et d’en évaluer les résultats sur la base des comportements observés dans des situations-tests précisément contrôlées, c’est aussi ce que préconise la « pédagogie par objectifs » dont l’appartenance au courant behavioriste n’est plus à démontrer. Sa généalogie, à travers les travaux de Skinner, Tyler, Bloom et Mager est clairement établie, entre autres par Pocztar (1982).

Quand à l’idée que les activités professionnelles, peuvent être exhaustivement décrites par un découpage du travail en tâches et opérations élémentaires, de plus en plus détaillées, jusqu’aux gestes à exécuter, cela évoque une façon de penser et d’organiser le travail humain qui est celui du taylorisme et de son « Organisation Scientifique du Travail ». Nous avons en réalité affaire à un même paradigme, à un ensemble de principes, de présupposés fondamentaux d’ordre philosophique ou idéologique, partagés par ceux qui appartiennent à un même un courant d’idées ou de recherche.

2.2 Une autre conception du travail et de la formation

A l’opposé de cette conception béhavioriste de la formation et de cette vision taylorienne du travail, Yves Schwartz, dans sa thèse publiée en 1988 et récemment rééditée, « Expérience et connaissance du travail », développe l’idée qu’il faut « prendre au sérieux le travail comme expérience » (p. 526). Il considère que la compréhension du travail ne peut contourner l’étude de « ce qu’ont dans la tête » et « dans le corps » les travailleurs concrets, ni « le rapport d’un sujet singulier – ou collectif – à son travail » (p. 567-568). S’appuyant sur les apports de l’ergonomie et de la sociologie du travail, notamment la distinction entre le travail prescrit et le travail réel, il met en évidence  » la zone immense de micro-initiatives, savoir-faire et autres actes intelligents (…) conditions sine qua non de l’opérativité des combinaisons productives » (p. 593). Cette intelligence pratique, mobilisée au travail est peu visible, clandestine, voire entravée par l’organisation taylorienne des tâches. Guy Jobert (1999) explique qu’elle est difficile à formaliser, ou même à expliciter ; elle est souvent tacite, incorporée et située et, pour ces raisons, peu reconnue par la hiérarchie, par ceux qui évaluent et gèrent les « ressources humaines ».

Yves Schwartz critique également l’approche des psychologues qui prétendent mesurer la satisfaction au travail « comme si cet aspect pouvait constituer un atome de vie au travail psychologiquement isolable du reste de l’expérience des forces productives et de la vie sociale en général ; comme s’il pouvait se quantifier et se définir alors qu’il a à voir avec cette part d’ombre où l’humanité s’enracine dans la vie » (p. 465). Il souligne aussi que le moindre geste productif, « en tant qu’il est socialisé, engage une personne » (p. 495). Et, parmi les nombreuses questions qu’il aborde, je retiendrai celles-ci : « Quelles formes d’intelligence et quelles capacités sont exigées pour travailler » ? Dans une large mesure la réponse variera évidemment en fonction des différents types de métiers, et si Yves Schwartz s’est surtout intéressé au travail des ouvriers dans l’industrie, ces questions se posent de façon tout à fait spécifique pour l’activité des métiers de la relation humaine.

Comment en effet définir les capacités ou les compétences requises pour exercer une activité qui comporte cette dimension que l’on peut nommer le care ? Peut-on se contenter d’évoquer une « part d’ombre » ? Et si l’on doit contribuer à la formation de celles et ceux qui devront exercer ces métiers, comment expliciter sinon formaliser ce que l’on met derrière ce terme ? Car il y a une difficulté particulière à mettre des mots sur l’expérience du care, du moins si l’on veut reconnaître le caractère professionnel de cette activité et sortir du registre sémantique où il est confondu avec l’amour et la féminité, comme le proposent P. Molinier, S. Laugier et P. Paperman .

« A partir du moment où le care commence à se penser comme ce qu’il est, c’est à dire un travail, le récit se modifie, faisant apparaître des dimensions ambiguës de la vie affective (se soucier des autres génère des affects ambivalents) et d’autres niveaux de responsabilité (organisationnels et politiques) » (op. cit. p. 20).

  1. Quelle approche des compétences dans la formation aux métiers de la relation humaine ?

Les réformes récentes des formations préparant aux métiers du travail social, de la santé et de l’éducation prennent-elles en compte ces difficultés ? Comment abordent-elles les compétences relationnelles et sociales, l’attention portée à autrui (le care) dans ces professions dans lesquelles celles-ci sont au cœur de l’activité ? L’analyse des documents, des outils mobilisés par les praticiens, dans le cadre de ces dispositifs, que ce soit celle des référentiels ou des grilles d’évaluation, ainsi que celle des discours qui présentent et justifient le contenu et les méthodes préconisées par les promoteurs des nouveaux dispositifs de formation (Coudray et Gay, 2009) apportent des éléments de réponse à ces questions.

En ce qui concerne l’analyse documentaire, j’ai étudié plus spécifiquement la partie de ces documents qui concerne ce que les formateurs désignent par l’expression « savoir être », par opposition aux savoirs et aux « savoir-faire ». La méthode d’analyse utilisée est à la fois lexicale et sémantique ; elle porte aussi bien sur le contenu explicite (terminologie), sur la logique sous-jacente aux catégories structurant les référentiels et sur les présupposés implicites qu’ils contiennent (Kerbrat-Orecchioni, 1986). Je me suis donc intéressé à la dimension relationnelle de la compétence et pour cela, j’ai recueilli et analysé un corpus de référentiels et d’autres outils (portfolios et grilles d’évaluation) de différents métiers de la santé, du travail social et de la formation (Hébrard, 2011b). L’étude de ce domaine, de la façon dont il est traité dans les dispositifs de formation et les documents qui les structurent, mais aussi dans les discours des formateurs, a révélé un ensemble de difficultés et de paradoxes. [1]

3.1 Les référentiels et le portfolio utilisés pour la formation des infirmiers en France

La réforme de 2009 apporte un certain nombre de changements dans le dispositif de formation des infirmiers (Coudray et Gay 2009). Les documents de référence pour la formation des infirmiers français comprennent une définition du métier et du champ d’intervention de cette profession, un référentiel d’activités et un référentiel de compétences très détaillés, ainsi qu’un ensemble de documents constituant un programme de formation.

Le référentiel de compétences [2] définit cinq compétences « cœur de métier » et cinq compétences « transverses » communes à certaines professions paramédicales. Ces dix compétences (qui sont plutôt des fonctions) sont déclinées chacune en six à douze items décrivant des activités (près de 80 au total, commençant par un verbe à l’infinitif). Par exemple, dans la compétence 4 : « Mettre en œuvre des actions à visée diagnostique et thérapeutique », on trouve entre autres  les items 5 et 6 :

– 5. « Initier et adapter l’administration des antalgiques dans le cadre des protocoles médicaux »

– 6. « Conduire une relation d’aide thérapeutique ».

L’autre document de référence est un portfolio destiné aux étudiants et visant aussi à faciliter la coordination entre les formateurs des instituts de formation et les professionnels accueillant les étudiants infirmiers dans les terrains de stage. Il contient également des supports destinés à suivre la progression de la formation, à servir de cadre à l’analyse de situations rencontrées en stage et à l’évaluation des périodes de stage. En effet, les deux tiers de ce document sont constitués par des grilles servant aux étudiants et à ceux qui les encadrent à évaluer l’acquisition des différentes compétences listées dans le référentiel. Pour chacune, une série de critères sont définis (quatre en moyenne, donc au total 40 critères) et, pour chaque critère, plusieurs indicateurs sont censés permettre de juger si, selon ce critère, la compétence est « acquise, à améliorer, non acquise ou non pratiquée » (une case à cocher pour chaque critère et pour chaque stage effectué).

L’analyse de la structure du référentiel de compétences et du portfolio, du vocabulaire utilisé conduit à un premier constat : on retrouve une terminologie et une méthode très proches de celles utilisées au Royaume-Uni pour les référentiels nationaux de qualification professionnelle (National Standards of Vocational Qualifications).  Pour chaque métier, un petit nombre de domaines de compétence correspondant aux principales fonctions constitutives de l’activité sont définis et découpés en éléments de compétence, pour lesquels sont formulés des critères de performance  et sont listés ce qui peut en constituer des preuves. La seule différence est que les termes « critères de performance » et « preuves », sont remplacés par « critères d’évaluation et indicateurs ».

Si l’on étudie la façon dont sont traitées les dimensions relationnelles de la compétence infirmière, quels sont les critères d’évaluation et les indicateurs les concernant dans le portfolio ? Pour la compétence 4 « Mettre en œuvre des actions à visée diagnostique ou thérapeutique », l’un des huit critères est « la justesse dans les modalités de mise en œuvre des thérapeutiques et la conformité aux bonnes pratiques ». Sur les neuf indicateurs correspondant à ce critère, cinq portent sur le respect des règles d’hygiène, de traçabilité, le respect de procédures et la mise en œuvre de contrôles de conformité , un sur la dextérité des gestes, un sur la prévention de la douleur. Les deux qui restent sont : « explique les actions au patient » et « apporte une attention à la personne ». Il apparait donc que le poids relatif de la dimension relationnelle de la compétence est très réduit. Surtout si l’on ajoute que les sept autres critères de cette compétence 4 sont presque exclusivement centrés sur les aspects techniques des soins.

Si l’on examine ce qui concerne la compétence 6 : « communiquer et conduire une relation dans un contexte de soins »,  trois critères sont définis. Le premier critère et ses indicateurs sont formulés en termes d’analyse de la situation, d’explication ou d’identification (des attitudes adaptées), c’est-à-dire dans une approche très intellectuelle et rationnelle, extérieure à la relation proprement dite. Le second critère et ses indicateurs sont principalement formulés en termes de communication et seul l’indicateur « porte une attention à la personne » énonce une attitude requise dans la relation elle-même.

On retrouve aussi ce qui me semble être une difficulté à aborder le cœur de la relation dans la compétence 10 : « Informer, former des professionnels et des personnes en formation ». Le premier critère est « la qualité de l’organisation de la collaboration avec l’aide-soignant » (et non la qualité de la collaboration ou de la relation proprement dites). Pour ce critère, l’un des deux indicateurs est : « évalue les activités de collaboration de l’aide-soignant et lui signale les erreurs », ce qui me semble assez significatif d’une vision hiérarchique, prescriptive et unilatérale de la relation infirmier / aide-soignant.

Quant à la fonction de formation de l’infirmier vis-à-vis des stagiaires, la relation formative est présentée de façon assez réductrice en termes d’information et d’explication à donner, de démarche à mettre en œuvre et de méthodes à utiliser. Plus globalement, on a l’impression d’une sorte d’évitement ou d’une difficulté à aborder tout ce qui constitue la relation humaine proprement dite (relation à la personne soignée, relations professionnelles ou relation formative). Les critères et indicateurs portant sur ces dimensions de la compétence infirmière ne parlent que très peu de la qualité de la relation, des attitudes à adopter, des valeurs et de l’éthique de la profession, mais sont plutôt formulés en termes de démarches à mettre en œuvre, de communication, d’organisation, de méthodes et de techniques.

Ce qui ressort de notre analyse de ces documents, c’est que les dimensions affectives, conflictuelles, la question du pouvoir, les enjeux identitaires, sont très largement occultées. Cela ne signifie pas, bien évidemment que ces questions ne soient pas traitées par ailleurs, que ce soit dans les unités de formation assurées par les formateurs et les intervenants des instituts de formation, ou au cours des analyses de situations au retour des stages qui font l’objet de discussions en petits groupes, d’entretiens individuels et de productions écrites des étudiants.

3.2 Les référentiels du dispositif de formation des travailleurs sociaux

J’ai étudié, selon la même méthode, plusieurs dispositifs de formation préparant aux diplômes du travail social. Je me limiterai ici à l’exemple de la formation des Techniciens de l’Intervention Sociale et Familiale (TISF) réformée en 2006 [3]. Les TISF, anciennement nommés « travailleuses familiales », interviennent principalement au domicile de l’usager ; ils ont vu leur métier élargi à l’action socio-éducative et préventive.

Dans un projet pédagogique décrivant le dispositif de formation conduisant à ce diplôme du travail social, la réforme est évoquée ainsi : « Dans la même logique que pour les autres réformes du travail social, le diplôme de TISF a été remanié et ouvert à la VAE (Validation des Acquis de l’Expérience). Il est construit à partir d’un référentiel professionnel, puis propose un référentiel de compétence duquel découle un référentiel de formation ». Ce « référentiel de formation » est constitué de six « domaines de formation » composés chacun de trois à cinq modules. Pour chaque domaine de formation sont précisées une durée en « heures d’enseignement théorique », une durée de « formation pratique » et une liste de « contenus indicatifs » constituant un programme. Ensuite vient un référentiel de compétences, composé de six domaines de compétences chacun divisé en deux à six compétences (21 en tout), complétées par une série « d’indicateurs de compétences » (de trois à douze indicateurs pour chaque compétence).

L’analyse de ces documents montre que les mêmes difficultés apparaissent dans le traitement des compétences relationnelles de ces travailleurs sociaux que celles observées pour les infirmiers. Ainsi le premier domaine de compétences est intitulé : « conduite du projet d’aide à la personne ». Si l’on examine le programme correspondant dans le référentiel de formation, on constate que les contenus portent sur le cadre juridique et institutionnel de l’activité, sur la méthodologie (de projet et d’intervention) et sur le « développement de la personne » mais, étrangement : rien sur la relation d’aide.

Le second domaine de compétence a pour titre : « communication professionnelle et travail en réseau ». Les contenus de la formation portent sur l’histoire des professions sociales, le rôle et les fonctions des travailleurs sociaux et sur la transmission de l’information, alors que parmi les compétences correspondantes du référentiel, figure notamment la compétence : « établir une relation professionnelle et assurer une médiation ». En face de cette dernière compétence, les « indicateurs » sont : « connaître les principes généraux de la communication interpersonnelle, identifier les modes de communication des relations familiales et interculturelles, faciliter l’expression et les échanges entre personnes et entre personnes et institutions, savoir utiliser les techniques de gestion des conflits ».

Il me semble que cela traduit une vision à la fois techniciste et focalisée sur la communication, aux dépens d’une approche clinique plus centrée sur la relation . À quelques variantes près, on retrouve dans la plupart des documents étudiés la même conception de cette « approche par les compétences » fortement marquée par le courant behavioriste. Les documents de référence, qui servent de cadrage à ces dispositifs de formation, dans leur conception, leur structure, leur terminologie et l’essentiel de leur contenu sont élaborés sur cette base. À l’exception du référentiel professionnel des éducateurs spécialisés, les capacités relationnelles y occupent une place souvent très limitée et la complexité de la relation humaine est en général réduite à sa surface communicationnelle et à l’utilisation de « techniques ». La profondeur et l’ambigüité, les enjeux identitaires, sociaux, politiques et éthiques, bref tout ce qui caractérise la notion de care, telle que l’avons définie, semblent occultés. Ce qui ne manque pas d’être paradoxal pour des métiers dans lesquels la relation humaine occupe une place centrale.

3.3 Les aspects paradoxaux de l’approche par les compétences dans les dispositifs de formation étudiés

Dans les entretiens que nous avons menés auprès des formateurs (souvent des formatrices), la conscience de certains aspects paradoxaux de cette approche par les compétences de la formation transparait. D’un côté, ceux qui préconisent cette approche affirment partir d’une description précise de l’activité en situation, au plus prêt des pratiques réelles et privilégier l’autonomie et la responsabilité des étudiants tout au long de leur formation. Mais en même temps, les supports (référentiels, grilles d’évaluation et portfolio) se présentent comme très prescriptifs et extrêmement détaillés, notamment pour les métiers de la santé. D’une part, cela laisse une marge d’initiative aux formateurs très limitée et les enferme dans des procédures, en particulier pour l’évaluation, qui semblent excessivement rigides. D’autre part les compétences relationnelles et sociales et ce qui relève du care se voit réduit à la portion congrue ou n’est traité qu’en terme de techniques. D’un côté, excès de prescription, de l’autre faiblesse des repères axiologiques (en termes de valeurs) et du cadre normatif (référentiel) concernant les dimensions relationnelles.

Comment les formatrices et des formateurs peuvent-ils faire face à ces difficultés et ces paradoxes ? Au cours des entretiens, les personnes interrogées soulignent que ce qui est absent des référentiels et n’entre pas dans les grilles et les cases à cocher est abordé dans certaines instances de la formation, en particulier les séances d’analyse de situations ou de pratiques et la guidance d’écrits de réflexion sur l’expérience. Dans ces activités, ils s’efforcent de mettre en œuvre une approche clinique de la formation aux métiers de la relation, qui prenne en compte la notion de care. Leur activité est alors souvent formulée en terme d’écoute, de soutien et d’accompagnement des professionnels en formation dans l’analyse de leur pratique et des situations qu’ils ont vécues au cours des stages. Cette activité a pour finalité de faciliter l’expression, l’explicitation et la compréhension de la complexité des situations, d’élaborer la réflexion sur les pratiques, de développer les capacités et le pouvoir d’agir des futurs professionnels (Clot, 2008). Mais ils sont confrontés à un autre paradoxe lorsqu’ils doivent aussi évaluer et noter les productions écrites issues de ces activités et passer d’une fonction d’accompagnement à une fonction consistant à porter un jugement et à valider ou refuser de valider le travail réalisé.

En conclusion, on peut se demander s’il est possible de surmonter ces difficultés et ces paradoxes dans la formation aux métiers de la relation humaine et de donner toute sa place au développement des capacités, des attitudes, des dispositions qui sont le fondement du care ? Cela repose, de mon point de vue, sur la place accordée aux activités qui intègrent une approche clinique de la formation et favorisent ce que Cifali (2008) nomme un travail de la pensée, sur une réflexion sur l’expérience du travail, sur une reconnaissance du travail réel (Schwartz, 2004) et de l’intelligence au travail (Jobert, 1999), à l’opposé d’une conception béhavioriste de l’apprentissage et des compétences. Cela suppose donc d’adopter un regard critique sur l’approche par les compétences telle qu’elle a été conçue et qu’elle est mise en œuvre dans les dispositifs de formation aux métiers de la santé, du travail social, de l’éducation et de la formation à l’occasion des réformes appliquées depuis le milieu des années 2000. Ce regard critique doit être étayé sur un ensemble de travaux portant sur les dispositifs et les processus de formation professionnelle, notamment sur le courant dit de la didactique professionnelle (Pastré et al. 2006), sur la psychodynamique du travail (Molinier, 2006) et sur une approche clinique de la formation (Cifali et Giust-Desprairies, 2008). En ce qui concerne plus spécifiquement les métiers de la relation humaine, il gagnera à s’appuyer aussi sur la notion de care dans ses différentes dimensions éthiques et politiques.

Bibliographie :

Cifali, M.  et Giust-Desprairies, F. (2008). Formation clinique et travail de la pensée. Bruxelles : De Boeck.

Clot, Y. (2008). Travail et pouvoir d’agir. Paris : PUF.

Coudray, M.-A. et Gay, C. Le défi des compétences. Comprendre et mettre en œuvre la réforme des études infirmières. Issy-les-Moulineaux : Elsevier-Masson, 2009.

Elias, J. L. et Merriam, S. (1983). Penser l’éducation des adultes. Montréal : Guérin. (Traduction française de : Philosophical Foundations of Adult Education. New York: Robert E. Krieger Publishing Company. 1980).

Gilligan, C. (2008). Une voix différente. Pour une éthique du care. Paris : Flammarion. (Traduction française du livre « In a different voice, paru en 1982).

Hébrard, P. (2011 a). « L’humanité comme compétence ? Une zone d’ombre dans la professionnalisation aux métiers de l’interaction avec autrui. Les Sciences de l’Éducation.Pour l’ère nouvelle. Vol. 44, n°2, 103-121.

Hébrard, P. (2011 b). L’ingénierie de la formation : ce qui en relève et ce qui lui échappe. In : Thierry Ardouin, Jean Clénet (dir.), « L’ingénierie de la formation. Questions et transformations », TransFormations. Recherches en éducation des adultes, N°5, juin 2011, 109-120.

Hébrard, P. (2013). Quelle « approche par les compétences » et quels référentiels pour la formation professionnelle aux métiers de la relation humaine ? Les Dossiers des Sciences de l’Éducation, n° 30, 17-34. Toulouse  : P.U. du Mirail.

Jobert, G. (1999). L’intelligence au travail, in P. Carré et P. Caspar. Traité des sciences et techniques de la formation. Paris : Dunod.

Kerbrat-Orecchioni, C. (1986). L’implicite. Paris : Armand Colin.

Molinier, P. (2006). Les enjeux psychiques du travail. Paris : Payot et Rivages.

Molinier, P., Laugier, S. et Paperman, P. (2009). Qu’est-ce que le care ? Souci des autres, sensibilité, responsabilité. Paris : Payot et Rivages.

Molinier, P. (2013). Le travail du care. Paris : La Dispute.

Montchatre, S. (2008). L’approche par compétence, technologie de rationalisation pédagogique. Le cas de la formation professionnelle au Québec. Net.Doc n° 36. Marseille : CEREQ

Pastré, P., Mayen P. et Vergnaud, G. (2006) Note de synthèse. La didactique professionnelle, Revue Française de Pédagogie, N° 154,  Janvier-Mars 2006.

Pocztar,J. (1982). La définition des objectifs pédagogiques. Bases, composantes et références de ces techniques. Paris : ESF.

Raïd, L. (2009). Care et politique chez Joan Tronto, in P. Molinier et al. Qu’est-ce que le care ?Souci des autres, sensibilité, responsabilité. Paris : Payot et Rivages.

Schwartz,Y. (1988, réédition augmentée 2012). Connaissance et expérience du travail. Paris : Les Éditions Sociales.

Schwartz, Y. (1997). Reconnaissance du travail, pour une approche ergologique. Paris: PUF, Le travail humain.

Schwartz,Y. (2004). L’expérience est-elle formatrice ? Éducation Permanente, n°158.

Tronto, J. (2009). Un monde vulnérable. Pour une politique du care. Paris : La Découverte. (Traduction française de « A Political Argument for an Ethic of Care. New York : Routledge. 1993).

Tronto, J. (2012). Le risque ou le care ? Paris : PUF, collection Care studies.

 

Notes :

[1] Les paragraphes qui suivent reprennent, avec quelques modifications, une partie de l’article cité (Hébrard, 2011 b).

[2] Arrêté du 31 juillet 2009 Relatif au diplôme d’État d’Infirmier. Journal Officiel de la République Française du 7 août 2009 et Bulletin Officiel Santé du 15 août 2009.

[3] Décret n° 2006-250 du 1er mars 2006 relatif au diplôme d’État de Technicien de l’Intervention Sociale et Familiale. Journal Officiel du 4 mars 2006.

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