Réflexion sur un travail singulier de recherche-action : Le Hameau des Possibles (Pour une sociologie du pouvoir de penser et d’agir)

Le moment qui suit la soutenance d’une thèse est une étrange période : je me sens la mère et l’enfant, un enfant qui « aime la vie et la vie ne fait pas peur », pour emprunter à Jacques Higelin.

L’œuvre enfin achevée, on est censé attendre d’une toute jeune docteure – tout juste âgée d’un mois et qui se remet des turbulences de l’enfantement – une forme d’apaisement. Las, point de détachement ici, mais au contraire l’annonce de nouveaux voyages… qu’il faudra bien entreprendre.

Mettre au monde c’est créer de la vie, une vie qui accède à sa propre parole dans la rencontre et la confrontation, qui transforme le réel du simple fait d’exister… bref qui ouvre à de nouveaux possibles.

Écrire en recherche, c’est trouver la faille, ou la clef de la porte (le huis) pour l’ouvrir à demain – ou ici à dix mains et plus dans la mesure où je me suis appuyée sur une recherche-action « Pour une nouvelle gouvernance de l’entraide alimentaire sur l’agglomération caennaise ». Démarrée en 2009, ce travail se poursuit aujourd’hui encore au sein d’une association qui a choisi de se nommer Act’terre solidaire [1].

La démarche est singulière à plusieurs titres : elle s’inscrit dans la durée quand trop de travaux ne durent que le temps d’un contrat de recherche, elle est endogène et portée par un réseau d’acteurs confrontés à un problème commun, quand d’aucuns sont contraints de répondre à des commandes publiques, elle s’appuie enfin sur des logiques de co-construction (les anglo-saxons parlent d’empowerment) quand prévalent les exigences chiffrées de résultats.

À l’instar de nombre de secteurs d’activités aujourd’hui, la recherche se trouve en effet confrontée au risque d’enfermement, l’ère du temps étant à la technologie appliquée : logique d’appels à projets, réponse à des commandes publiques, culture du contrat, etc. s’imposent et obéissent à une logique de marché, la recherche est en risque d’instrumentalisation au service des financeurs. Mais à bien y regarder, le contexte est profondément paradoxal parce qu’il pousse aussi à imaginer des statuts et des postures diverses qui laissent un peu – ou beaucoup – de marges de manœuvre.

J’ai cette chance, même si elle a un prix : je suis formatrice dans un Institut Régional du Travail Social depuis 30 ans sur un poste que j’ai créé et qui a évolué au fil du temps. Ce temps est une chance car il a permis de me construire en même temps que j’agis sur lui. Le prix à payer c’est la patience (passe-sciences).

C’est dans ce contexte en tous cas que s’est imposé le projet de recherche-action.

1. La recherche-action

1.1 D’un sentiment d’urgence…

Le projet s’origine dans cette interconnaissance que permettent la durée et le constat partagé d’une augmentation très rapide de la précarité en général – alimentaire en particulier.

Au vu de cette réalité, je navigue entre sentiment d’urgence et intuition d’un champ de possibles.

Le sentiment d’urgence comme les intuitions se situent sur plusieurs lignes de paradoxes en interaction.

Nous observons une augmentation des situations de détresse économiques et sociales alors que le discours dominant ne parle que de sécurité (cf. l’ère Sarkozy dans les années 2006-2007). Il y a donc déplacement d’objet et je pressens que c’est potentiellement très dangereux… Pressentiment qui malheureusement se vérifie aujourd’hui.

Parallèlement les travailleurs sociaux et les étudiants sont confrontés à cette réalité (sans solution le plus souvent) et ils sont happés par les réformes incessantes (réforme des Collectivités Territoriales et des services de l’État, des diplômes, etc.) qui occupent tout le monde à de nouvelles façons de gérer les dispositifs dans une sorte de frénésie gestionnaire. Cela crée de l’angoisse à tous les étages mais cela crée aussi des zones d’incertitudes potentiellement habitables.

Depuis 2002 (cf. la Loi 2002-2 rénovant l’action sociale et médico-sociale), l’essentiel de mon travail et de ma réflexion portent sur la question de la participation.

Mes hypothèses de travail quant à la notion de participation, c’est que cette notion rattachée à celle de cohésion sociale (autre thématique récurrente) renvoie à des ordres de discours qui peuvent être opposés.

Ce terme de cohésion sociale, en effet, ne renvoie à rien de « naturel » et en aucun cas il ne peut s’agir d’un concept scientifique ou technique. La cohésion sociale est en revanche la nécessaire préoccupation des sociétés démocratiques confrontées à la question des inégalités et à son traitement. Parler de participation, c’est s’interroger sur la part ou la place qu’a chacune des composantes de la société dans la résolution de cette question. Du coup, mettre en perspective participation, Travail Social et cohésion sociale revoie à des postures différentes selon qu’on se situe dans la filiation du patronage philanthropique et de la volonté d’assécher la conflictualité salariale, ou plus largement sociale, ou dans celle qui se revendique du thème de la solidarité tel que Jean Louis Laville l’évoque : interdépendance revendiquée, traduction économique et sociale de l’idée d’égalité, dimension publique et donc politique qui concilie protection et émancipation. Il s’agit là en effet des deux topiques qui structurent et bornent l’imaginaire collectif d’une société qui a fait le choix de s’ancrer sur le développement d’une économie capitaliste encline par nature à générer inégalités et exclusion sociales. Pour les chantres du libéralisme, la question est de savoir quoi faire de cette dérangeante et potentiellement dangereuse externalité négative. Ici, la « participation » recherchée est du registre de l’acceptation de l’ordre établi monnayée contre différentes formes d’aide individuelle. Robert Castel évoquant le « deal » fondateur de l’État social dit que, dans cette affaire, les classes populaires troquent leur intégration contre la subordination.

A l’opposé, dans la filiation des Saint Simon, Fourrier ou encore Proudhon, se réinventent avec constance des formes sans cesse renouvelées de modèles économiques et politiques qui reconnaissent l’utilité sociale de tous et revendiquent le pouvoir de penser et d’agir de chacun.

Dit autrement, nous sommes dans le registre de la « potentia » (ou puissance d’agir) ou de la « potestas» (ou pouvoir dans le sens de volonté de dominer le monde). Dans mon travail de recherche, j’interrogerai dans ce cadre les différentes postures présentes dans le Travail Social, dans sa manière de se situer entre noyau de contraintes (potestas) et champ des possibles (potentia) [2].

Mais ces deux postures opposées sont difficiles à discerner : le monde sans interdits des libertaires s’est transformé en ce monde sans limites de la pensée économique libérale. La revendication à l’autonomie du courant autogestionnaire est devenue injonction à l’autonomie, à la participation, tout- un chacun étant sommé de se mobiliser, nécessité faisant loi. La critique des anciennes tutelles se transforme en obligation d’auto référenciation… et de réussite (selon le modèle préétabli : argent, pouvoir, etc.)

Enfin, dernière ligne de tension ou autre paradoxe : je me demande comment, en tant que formatrice, je peux transmettre ce qui n’existe pas encore, ce qui est à…venir, alors même que l’appareil de formation est en train de se transformer (cf. l’évaluation/ qualité, etc.) en usine de gestion des stocks et des flux produisant des « impuissances à agir » [3].

L’institution qui m’héberge, en effet, à l’instar de toutes les organisations aujourd’hui, est soumise à de multiples pressions qui, ensemble, semblent nous condamner à la résignation : concurrence interinstitutionnelle, obsolescence programmée des objectifs, des programmes, des modes d’organisation, des outils… nous mettent en ordre de bataille dans une sorte de « trépignance » échevelée. Démarche qualité, pôle d’excellence, performance, sécurité, traçabilité, transparence… Le new management, produit du néo-libéralisme, exigeant un rythme toujours plus effréné de transformations technologiques en même temps que des qualités humaines dans le travail (qualité totale, zéro défaut), que tous ou presque peuvent à un moment donné basculer du groupe des élus à celui des bannis.

Des formateurs en arrivent à avoir peur du face à face pédagogique, tandis que des étudiants n’arrivent pas à écrire, tant le jugement anticipé (ou fantasmé) du lecteur les bloquent dans leur capacité à penser par eux-mêmes : la survie personnelle étant toujours en jeu, le rapport aux autres, mais aussi à soi, devient problématique.

Dans cette situation schizoïde où s’impose le « pare être », j’ai choisi de sortir de l’écran et de revendiquer la chair de ma pensée.

1.2 … à la décision d’agir

Je décide alors d’agir. Le réel est apprenant et je me mets à son service. L’histoire – quoiqu’en disent d’aucuns – n’est pas finie et il convient d’en écrire une nouvelle page en faisant le pari que tout est déjà là dans ce que James C. Scott appelle le « texte caché » des peuples dominés qui ont toujours su trouver des formes de résistance ordinaire.

Les IRTS [4] ont trois missions : la formation, l’animation et la recherche. L’organisation les clive et y introduit une hiérarchie qui, partant de la recherche, échoue sur le rivage de la formation. Je fais quant à moi le pari de les habiter toutes les trois en les articulant.

L’animation ? Les IRTS sont au service d’un territoire et de ses acteurs avec une légitimité spécifique de tiers. L’IRTS créera et animera des espaces où l’ensemble des acteurs de l’agglomération caennaise seront amenés à concevoir « une nouvelle gouvernance de l’urgence et de l’entraide alimentaire » : la précarité alimentaire en effet n’est pas une « affaire » de pauvres mais se lit de façon systémique.

La formation ? Elle sera de type formation action et les étudiants pourront expérimenter dans un cadre sécurisé les logiques de partenariat, de réseau et de ce que le Travail Social appelle le Développement Social Local.

La recherche ? L’enjeu est de co-construire « du nouveau » et la dimension de la recherche est inscrite dans le projet.

Mon travail va consister à créer des espaces où se forge le pouvoir de penser et d’agir, et dans ce sillon poussera un à-venir. À une logique qui hiérarchise les savoirs et les pouvoirs, je vais devoir tenter d’opposer, par l’expérimentation, une logique horizontale et ouverte aux possibles.

C’est une posture à vrai dire hasardeuse : on a le nez dans le guidon tout se regardant pédaler. Il faut prendre de la hauteur et se mettre en méta position tout en restant vigilant aux chausse-trappes qui immanquablement jalonnent le chemin… Forcément, il y a des chutes… Mais c’est jouable et même jubilatoire pour qui apprécie le pluriversalisme et la biodiversité.

1.3 De la construction de l’échafaudage…

Au nom de l’efficacité, une tendance lourde aujourd’hui consiste, dans le Travail Social comme ailleurs, de partir des méthodes et des outils et non du sens. Cette posture est non seulement inefficace mais aussi dangereuse. C’est la main et la tête qui doivent diriger les outils et non l’inverse. Il reste que nous avons besoin d’outils et de méthodes. Les nôtres seront à la façon d’Alinsky.

J’ai passé un certain nombre d’années à la première phase qui consiste à s’intégrer, observer et faire émerger collectivement les problèmes. Les acteurs locaux de proximité sur lesquels il est possible de s’appuyer se connaissent et se reconnaissent : agents de développement des Centres Sociaux CAF [5], salariés du champ de l’insertion, un certain nombre d’agents de la ville, structures d’éducation populaire utilisant notamment des médiations artistiques…

À partir du diagnostic partagé et de la formalisation d’un projet, il va falloir avancer de façon pragmatique : terrain obtenu de la ville pour un jardin partagé, premiers marchés solidaires dans les quartiers… il s’agit de prendre collectivement conscience de notre capacité à transformer les choses par des petites avancées concrètes. « Le pouvoir d’abord, le programme ensuite » écrivait Alinsky dans Rules for radicals [6].

Mais pour cela, il va falloir trouver un langage commun ou en tous cas apprivoiser les différents langages… et je me fais traductrice, interprète et écrivain public…

Progressivement nous faisons évoluer les objectifs que nous nous donnons et osons nous présenter dans l’espace public en Centre-ville au travers d’événements festifs que nous appelons les Hameaux des Possibles. Ces Rendez-vous se prennent longtemps à l’avance et canalisent l’énergie d’un nombre toujours plus important de personnes qui jouent avec les codes, avec les mots, avec les matériaux les plus divers, qui jouent entre eux. L’impertinence mais aussi la convivialité caractérisent ces rencontres qui servent d’accélérateurs d’initiatives.

Je tente quant à moi d’être garante de la création de systèmes intégrés d’acteurs (intégrés au sens où la partie agit sur le tout et le tout sur la partie) et dans ce cadre j’exerce toute une palette de rôles : traductrice, interprète, écrivain public, animatrice de réunion, bénévole dans un jardin partagé ou cuisinière…

1.4… à la cathédrale

Au moment où j’écris – soit huit ans après le début de la recherche-action – l’œuvre commence à se dessiner et elle peut se lire de plusieurs manières. Il y a tout d’abord le plus visible, ce qui laisse des traces dans l’espace et le temps : les jardins en pied d’immeubles (collectifs ou partagés), les marchés solidaires (prix différenciés en fonction des acheteurs), le glanage et la transformation, les initiatives solidaires de type Ressourcerie, les petits et grands Hameaux des Possibles qui, le temps d’une journée, déposent un joyeux bazar dans l’espace public… Mais il y a des traces moins visibles : des appels à projets calqués sur les initiatives réalisées ou des jardins au carré débordant de légumes et aménagés par les services municipaux en plein centre-ville le temps d’un été, ou encore des Assises du Développement Durable organisées par une Région qui reprend les thématiques que nous développons et se fait accompagner par les artistes au regard décalé qui prêtent voix à nos « dé-lire ».

Il y a des « reconnaissances en paternité » plus ou moins improbables (notamment à la faveur des élections municipales ou régionales) et des prises d’otage à la hussarde quand certains projets paraissent suffisamment porteurs pour être repris à des fins de promotion individuelle ou de profits financiers.

Mais il y a aussi quelque chose de plus subtil, comme un parfum ou une ambiance : « Oui, il est des possibles ! ». Au-delà des personnes, certaines, vieillissant, passent à autre chose quand d’autres arrivent, le peuple de l’ombre a pris conscience de lui-même et s’il doit régulièrement prendre le maquis pour garder son intégrité, il n’en est pas moins agissant.

Nous sommes des abeilles et nous pollinisons : il y a des espèces qui fleurissent tout de suite, des espèces envahissantes qui ont tendance à vouloir tout recouvrir et des graines dormantes… mais rien ne se perd et tout se transforme.

2. Avancer en marchant

2.1 Retour sur l’expérience

Si la pertinence des outils et des méthodes utilisés se mesure aux résultats obtenus – ici permettre à des acteurs de retrouver le pouvoir de penser et d’agir sur un problème commun – le travail effectué est essentiellement positif. C’est au prix toutefois de tâtonnements, de réadaptations, de confrontations, voire de conflits constants.

Dans un autre registre cohérent avec ce sur quoi nous avons tenté d’agir, mener une recherche-action, c’est se situer comme un jardinier qui aurait fait le choix de l’agroécologie. Il faut observer l’éco-système local, prendre soin de la terre et l’aider à se faire terreau (technique des lasagnes et des buttes), faire de la place aux asticots, semer (s’aimer) le bon grain sans avoir peur de l’ivraie, et surtout, surtout ne pas penser qu’on fait pousser l’herbe en tirant dessus.

Le coût à payer a aussi à voir avec les doutes et les remises en question personnelles. Poser la question du pouvoir ne laisse pas indemne et exige de se confronter soi-même à l’objet. Quel pouvoir je prends, je donne ? À partir de quelle infime frontière, je suis en risque de manipuler à mon insu ? Qu’est-ce que je donne, prends et rends ? [7]

Mais que dire du travail d’écriture dans le cadre d’une thèse ? Écrire est pour moi un plaisir autant qu’une nécessité, mais là, il s’agit d’un contexte particulier : la question du pouvoir – encore – y est constamment présente et forme un nœud de paradoxes. S’affrontent en effet des sentiments contradictoires : le besoin de transmettre et le besoin de reconnaissance, le besoin de chercher, de fouiller un réel qui constamment se dérobe et l’impatience de former des phrases censées arracher l’adhésion du lecteur… pour n’évoquer que cela.

Personnellement, j’ai de plus pris ce chemin en portant résolument la révolte en étendard. Un peu du genre « Je réussirai à aller jusqu’au bout, je le dois à ceux et celles avec qui je tente de construire un autre monde, mais je ne passerai pas par les fourches caudines de la mise en conformité… ». On ne s’étonnera pas avec cette posture que trouver l’angle d’attaque n’a pas été chose aisée. Au terme de la première année, je prends rendez-vous avec ma directrice de thèse, forte de quelques 200 pages relatant l’histoire du Travail Social et argumentant pourquoi il me semble important de faire un pas de côté dans le contexte actuel. La réponse est claire et précise « Trop théorique, cela a déjà été fait, parlez de « vos  barbares ». Bien…

L’année suivante (je reste formatrice et travaille quasiment 7 jours sur 7), j’ai remisé mes 200 pages et me présente avec « mes barbares ». « Pas assez travaillé, c’est de la matière brute ». Re bien.

Je prends et reprends le tout au moins trois fois, jamais satisfaite, perdue dans mes multiples moutures et en désespoir de cause soumet le tout à une collègue – depuis peu docteur : « Ce n’est pas une thèse, tu pourrais explorer la voie de la VAE, j’ai vu récemment que c’était possible ». Re re bien.

Je désespère un moment et me dis que de toutes façons « ce n’est pas ma voie », je publierai mais j’abandonne le cadre de la thèse. Du coup, j’introduis l’éventuel lecteur dans ma réflexion et je choisis de me situer comme un ethnologue qui serait parti au loin découvrir un peuple inconnu et qui ferait, au travers de son carnet de voyage, un travail sur lui-même pour expliciter la construction interculturelle de son expérience pluriversaliste (terme proposé par les convivialistes) [8].

  • Qui est ce peuple ? (le peuple de l’ombre mais aussi des possibles),
  • Quel est l’imaginaire dont je suis porteuse et qui va entrer en dialogue pour un travail de co- construction ?
  • Comment nous approprions-nous notre espace commun ? (… au Hameau des Possibles),
  • À quoi nous heurtons-nous dans cette co-construction ? (la question de la gouvernance),
  • Au-delà du réel, quel univers de sens produisons-nous ? (un laboratoire du pouvoir de penser et d’agir).
  • Une recherche-action est avant tout une marche avec parfois des oasis. Nous inspirons et dé-inspirons dans ce système qui a une incroyable capacité à se ré-approprier tout ce qui s’oppose à lui.

2.2 Et maintenant ?

La recherche-action et le travail de thèse ont ouvert des chantiers sans les approfondir : la question de l’alimentation et de la souveraineté alimentaire en milieu urbain, celle des circuits courts et de l’empreinte écologique, tout ce qui a à voir avec les thèmes de la capacitation ou de la conscientisation, et bien d’autres encore. Dans l’expérience concrètement vécue, un aspect en particulier me trouble et nécessiterait d’aller plus loin : nous revendiquons et cherchons à nous rapprocher du schéma du Développement Durable parce que nous voulons contribuer à une économie au service de l’homme (et sur laquelle il a la « main ») et dans le même mouvement respecter une terre dont nous dépendons tous. Le schéma a priori tient la route. En réalité, c’est infiniment plus compliqué : tout se passe comme si les trois piliers que sont l’économique, le social et l’environnement, censés être en interconnexion pour contribuer au développement durable, obéissaient à une sorte de tectonique des plaques, se repoussant sans cesse. En réalité, parler Développement Durable sans penser rapports de forces et logiques de pouvoir paraît vain. À la seconde où nous avons pensé en termes de projet économique et politique de territoire, une fissure profonde – une faille sismique – nous a rejeté du côté du social (entendre des pauvres qui au mieux sont légitimes pour partager un petit jardin ou pour glaner les invendus) tandis que ce qui pouvait, moyennant business plan, se transformer en « créneau porteur » s’éloignait dans les serres d’un quelconque aigle noir. Cette réalité ne nous a pas tout dit et cela reste à travailler…

Mais il fallait bien partir d’une mise en mouvement.

La dynamique existe bien. Elle est à géométrie variable, ce qui est le propre d’un système résilient (diversité, modularité et rétroaction de proximité), et elle produit des actes portés tant par des habitants en grande précarité que des professionnels du Travail Social, des représentants des Collectivités Territoriales ou des services déconcentrés de l’État, des producteurs, des élus ou de simples citoyens.

Il ne faut toutefois pas être fasciné par ces résultats, ni par leur capacité à répondre à l’ampleur du problème. La précarité ne cesse d’augmenter et on reste dans une gestion des dispositifs qui soumettent les actions aux logiques de résultats. Cela fait peser des pressions en cascade des gestionnaires des dispositifs aux « usagers » en passant par les professionnels, dont une partie est complètement « burn outée ». Quant aux usagers justement, on observe un repli et un évitement de toute institution, à commencer par le Travail Social classique qui se développe sur le mode injonctif autour de l’idée de responsabilité individuelle.

D’aucuns, harassés par une interminable attente devant des portes qui ne s’ouvrent pas, décident de couper les ponts et de se rendre invisibles.

Lorsqu’on observe notre actualité quotidienne (hormis et à côté des replis identitaires), il me semble que nous sortons de plus en plus d’un imaginaire centré sur le modèle dominant de l’économie de marché, ce qui redessine un peu la hiérarchie entre les moyens et les fins.

Ce qui est en jeu, c’est le besoin de lien social, de convivialité et en tout cas une interrogation radicale sur le vivre ensemble et peut-être sur le fondement même des sociétés modernes structurées autour de l’économie de marché et du salariat.

Au départ je disais : « le modèle économique libéral créé plus d’exclusion et de déchets que de richesse durables, il y en a d’autres… » et j’énumérais lesquels, ce faisant j’utilisais le vocabulaire du champ économique.

Il y a quelques jours, faisant le compte-rendu de plusieurs rencontres, pour lancer l’idée d’un éventuel nouveau Grand Hameau des Possibles, j’essaie de résumer simplement tout ce qui s’est dit :

« Il y a des personnes qui cherchent désespérément des lieux de convivialité et de partage (le Café Sauvage9 en accueille souvent mais est un peu démuni face aux demandes) et il y a des travailleurs sociaux qui cherchent à accompagner les personnes vers un ailleurs « de petit bonheur »… Trouver la faille, ou la clef de la porte (le huis) pour l’ouvrir à demain (ou à 10 mains) ».

Donc, la recette de « grand-mère » d’aujourd’hui est une recette de temps perdu et retrouvé.

« Prenez les richesses non partagées, ajoutez-y le temps perdu, mélangez le tout (sans recours à la mécanique, cela ferait retomber la pâte) assaisonnez de simplicité, de simples (thym, lauriers, épices), et de convivialité (musique, jeux,….), mijotez à feu doux et consommez pendant que c’est chaud… »

Ce vocabulaire est un « commun », la langue charnue et concrète que tous les peuples du monde utilisent sur la planète. Trouver (ou retrouver) les mots du « commun », leur redonner toute leur épaisseur et leur saveur, revendiquer la loi du langage et oublier la « com’ », est une belle perspective pour les apprentis sorcier que nous sommes.

Ici, nous choisissons clairement l’autonomie au sens de Castoriadis.

« Pour Castoriadis, le monde moderne combine, à des dosages variables, dans un alliage fragile, deux significations imaginaires antinomiques : l’autonomie et l’hétéronomie. D’un côté, notre société vit et se construit sur les germes de l’autonomie rendus possibles par les luttes, des combats, des questionnements antérieurs. De l’autre, notre société reste largement hétéronome dans la mesure où elle continue d’obéir à du sens pré donné par des institutions animées de significations figées, non transformables et largement automatisées de leur producteur. Ce conflit entre ces significations opposées caractérise ainsi pour Castoriadis notre monde moderne depuis plus de deux siècles ». [10]

Nous sommes en effet un réseau constitué de petites entités autonomes, interconnectées et capables de résister à la disparition de quelques-unes de ces unités.

En cela nous sommes dans la filiation de tous ces peuples qu’a étudiés James C Scott [11] et qui, dans l’histoire de l’humanité, ont réussi à préserver leur vocation à la liberté et à l’autonomie en développant des formes égalitaires d’organisation sociale et politique.

En tout état de cause, l’expérience d’Act’terre solidaire et de tant d’autres initiatives de cette nature, présentes sur tous les points du globe, montrent qu’il est autant possible que nécessaire d’avancer aujourd’hui dans cette direction.
« Jamais l’humanité n’a disposé d’autant de ressources matérielles et de compétences techniques et scientifiques. Prise dans sa globalité, elle est riche et puissante comme personne dans les siècles passés n’aurait pu l’imaginer. Rien ne prouve qu’elle en soit plus heureuse. Mais nul ne désire revenir en arrière, car chacun sent bien que de plus en plus de potentialités nouvelles d’accomplissement personnel et collectif s’ouvrent chaque jour. Pourtant à l’inverse, personne non plus ne peut croire que cette accumulation de puissance puisse se poursuivre indéfiniment, telle quelle, dans une logique de progrès technique inchangée, sans se retourner contre elle-même et sans menacer la survie physique et morale de l’humanité. Chaque jour des signes annonciateurs d’une catastrophe possible se font plus précis et plus inquiétants. Le doute ne porte que sur le point de savoir ce qui est le plus immédiatement menaçant et sur les urgences prioritaires. Menaces et urgences qu’il est indispensable d’avoir constamment présentes à l’esprit si nous voulons nous donner une vraie chance de voir se réaliser les promesses du présent » [12]

Marie-Thérèse Savigny, janvier 2016

[1] Le but de l’association est de  « Fédérer les acteurs locaux engagés dans des modes économiques durables au service de tous : auto production, circuits courts, économie solidaire (transformation, mobilité, éco construction, culture, récupération, monnaie solidaire, etc…) ». Rassemblant des personnes en situation de précarité, des professionnels, des producteurs et des étudiants, Act’terre solidaire s’appuie sur des logiques de co-construction et c’est un espace laboratoire au service de son objet.

[2] Rahnema (Majid), Robert (Jean), La puissance des pauvres, Actes Sud, Arles, 2008.

[3] Pascal Nicolas-Le Strat, De la fabrication institutionnelle des impuissances-à-agir au développement d’un empowerment, en ligne www.le-commun.fr, version août 2014.

[4] Institut Régional du Travail Social.

[5] Caisse d’Allocations Familiales.

[6] Alinksy Saul, Rules for radicals, editions Random House, 1971.

[7] Mauss Marcel, Essai sur le don, PUF, 2007.

[8] Caillé Alain et Chanial Philippe, « Du convivialisme comme volonté et comme espérance », Revue du MAUSS n° 43, Mai 2014, p. 7.

[9] Bar associatif et lieu d’émergence de projets collectifs et solidaires, le Café Sauvage héberge notamment un collectif de glaneurs, transformant les produits pour une offre de repas à prix libre

[10] Faure Cédric, « Repenser avec Castoriadis les antinomies de l’imaginaire contemporain », in La Recherche clinique en science sociale, Erès, 2013, p.57.

[11] Scott James C, Zomia, ou l’art de ne pas être gouverné, Seuil, 2013.

[12] Manifeste convivialiste, Déclaration d’interdépendance, Le bord de l’eau, 2013, p.7.

Pour citer cet article : Marie-Thérèse SAVIGNY, Réflexion sur un travail singulier de recherche-action : Le Hameau des Possibles (Pour une sociologie du pouvoir de penser et d’agir),  https://corpus.fabriquesdesociologie.net/reflexion-sur-un-travail-singulier-de-recherche-action-le-hameau-des-possibles-pour-une-sociologie-du-pouvoir-de-penser-et-dagir/, janvier 2016.

Une réflexion sur « Réflexion sur un travail singulier de recherche-action : Le Hameau des Possibles (Pour une sociologie du pouvoir de penser et d’agir) »

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