Dis-sociation et travail d’institution – Définitions et apports de la dissociation à la psychosocianalyse 

Dans son histoire, on a joué sur la largesse parfois équivoque de la notion de dissociation : en psychologie et notamment dans les écoles françaises, depuis Pierre Janet au XIXème siècle, elle est dissociation comme pulvérisation-recomposition en double de la conscience et on l’utilise pour décrire les mécanismes psychiques jouant dans les phénomènes d’automatisme psychologique, de somnambulisme, de possession, de personnalités multiples, et reste de nos jours prégnante dans le champ d’étude de la mémoire traumatique. En psychanalyse, elle est devenue clivage du moi, avant d’être abandonnée par Sigmung Freud dans son paradigme de l’inconscient qui n’accepte plus celui de la « double conscience ». En psycho-anthropologie, elle a permis la description des mouvements de conscience du possédé et du chamane. Georges Lapassade (1998), après Ernest Hilgard et W.R. Rivers, a participé à la fonder comme « normale » en pointant ses dimensions ordinaires et fonctionnelles.

Ayant travaillé dans mon mémoire de Master 2 [1] sur cette notion, je vais essayer d’exposer ses apports possibles à la psychosocianalyse (PSA), fondée il y a peu par Anne-Claire Cormery et Remi Hess. Il s’agit avec ce champ nouveau de se placer en continuité régressive-progressive avec l’Analyse Institutionnelle (AI), la socianalyse et la psychanalyse, en envisageant des voies d’accompagnement individuel pour penser la personne dans l’institution et l’institution dans la personne, s’inscrivant ainsi dans une AI axée sur l’institutionnalisation du sujet, le sujet dans l’institution [2]. La dissociation, en prenant son sens psychosocial comme mise en œuvre individuelle d’un rapport dis- au socius, vient s’inscrire dans ce double mouvement prophétique, visant tant à penser ces institutions qu’à les transformer.

De la dissociation à la dis-sociation 

En arrivant à l’université de Paris 8, j’ai souhaité poursuivre le travail de G. Lapassade sur la dissociation, et c’est en tablant sur l’origine étymologique de la notion qu’elle est devenue opérante pour expliquer les phénomènes dissociatifs dans leur signification matérielle, par leurs conditions sociales d’émergence. On peut dire que l’individu dissocié est engagé dans un rapport dis-, c’est-à-dire dans un rapport double, de distance, de différence ou de négation, à un socius, que l’on a défini avec Gilles Deleuze et Félix Guattari [3], mais également avec Pierre Janet ou encore Cornelius Castoriadis [4], comme « corps plein » préexistant à l’individu, jouant le rôle de codificateur des flux dans toutes les situations sociales, traversant le moment-milieu comme « forme sociale » – mettant ainsi en avant le fait qu’un moment particulier est déjà souvent « plein » avant même que l’individu vienne le concevoir et s’y co-constituer. Ainsi, vient s’ajouter, à la dimension psychique et identitaire de la dissociation, sa dimension sociale.

Pour reprendre l’exemple habituellement utilisé pour poser la dimension fonctionnelle d’une dissociation ordinaire, on peut dire que la situation de « conduite d’une voiture » implique à la fois un certain individué et un certain socius, institué par le code de la route et avec tout le processus de formation de l’individu à ces codes ; il n’est pas rare cependant que le conducteur s’en dissocie, puisqu’il est tout à fait possible de penser ou même de faire autre chose, tout en continuant à conduire. L’individu se distancie de lui-même tel qu’il est situé et individué (ici, en tant que conducteur) ; il peut également se détourner du socius de cette situation en se mettant dans un rapport déviant au code de la route, c’est-à-dire en ne s’y adaptant pas, en le transgressant.

La notion de dissociation permet ici de décrire à la fois les mouvements psychiques et les pratiques qui ne correspondent ni à l’individué de la situation, ni aux actes habituellement organisés par le socius. Dans la dissociation, un nouveau rapport à la réalité du monde telle qu’elle apparaît est mis au travail ; il s’agit donc de remettre en jeu la codification « naturelle » des situations et des postures/actions individuelles qui y sont habituellement associées.

Pierre Janet, à qui on attribue la paternité de la notion de dissociation, faisait déjà appel au socius, ce que G. Lapassade n’a, à ma connaissance, pas souligné : « Tous les phénomènes sociaux ont cet aspect double. Il y a notre conduite à nous et la conduite du « socius » c’est-à-dire la conduite de l’individu qui est associé avec nous. Seulement, il y a une différence dans ces deux sentiments. L’un des deux sentiments dépend de nous et l’autre n’en dépend pas. » (Janet, 1929, p.134).

Nous voyons que P. Janet personnifie le « socius » en l’entendant dans son sens premier, comme « compagnon, allié ». Nous allons également le détacher de l’individu (de ce qui est individué), sans pour autant le personnifier ; cependant nous allons nous éloigner de la conception de P. Janet qui s’inscrit dans une vision pathologique de la dissociation, où elle devient une déviance psychologique et sociale face à l’ « homme normal », obéissant, lequel se retrouve naturellement et obligatoirement « ad-socié » dans le processus de socialisation. En pointant que le sentiment ou la conduite du socius ne dépend pas de nous, et même, dans le même ouvrage, qu’il est préférable d’y consentir, P. Janet renvoie la dissociation à son aspect individuel et psychologique, et tend à l’enfermer dans cette dimension ; ainsi il ne laisse aucune place au procès du socius, que la dissociation sous la plupart de ses formes implique.

Le socius, irrémédiablement plein ? – La dissociation comme procès 

La dissociation devient une opération non seulement psychologique, mais psychosociale puisqu’elle entraîne un rapport non associé au socius d’une situation, ou d’un moment. Cette notion peut intéresser la psychosocianalyse en tant qu’elle met au travail les codes d’une situation, d’un moment-milieu, et qu’elle peut avoir une dimension critique, lorsqu’elle implique une analyse de la situation, en rendant possible le procès de la production du réel.

Les phénomènes dissociatifs sont nombreux : pour accomplir un tour rapide de ce que ce terme recouvre, on peut évoquer les transes, les rêveries, la réflexivité, les jeux de rôles, les états schizoïdes, les personnalités multiples, l’automatisme, les hallucinations, les dialogues intérieurs, les exaltations et enthousiasmes, les amis imaginaires, les expériences de désincarnations… La dissociation relève donc souvent d’états de conscience dits « altérés » ou « modifiés », mais peut tout aussi bien impliquer un mode de présence au monde plutôt ordinaire, au niveau psychologique et psycho-phénoménologique. Ainsi les rôles sociaux, tels que développés par Erving Goffman ou encore Jacob Levy Moreno, sont entendus comme autant de jeux de dissociations que l’on met en œuvre dans la vie quotidienne, au gré des sollicitations sociales et des situations.

La notion de rôle social de E. Goffman n’implique pas de rapport distancé au socius d’une situation, excepté dans les « coulisses » où l’acteur social met au point son rôle, sa présentation de soi – il se remet en question, dans le souci de sauver la « face » et de protéger le bon déroulement de la pièce telle qu’elle a été codifiée. Si les rôles sociaux peuvent être donnés comme des dissociations, puisqu’ils sont bien des multiplicités, ils ne relèvent pas d’une dis-sociation comme mise au travail de la relation individué-socius, par le recours à un apeiron, comme fond illimité de puissances potentielles. Ils se fondent au contraire sur le socius même pour se construire et s’ajuster.

Le travail de J.-L. Moreno sur les rôles nous intéressera plus, en psychosocianalyse, puisqu’il se développe à partir d’une critique des codes et figures de socialité proposés par les situations. Moreno (1986) pense, en sus des rôles sociaux caractérisés par de lourdes attentes normatives, des rôles dits psychosomatiques (la manière dont on mange, dort, etc) et psychodramatiques, ces derniers étant en rapport avec notre imaginaire et portés par ce qu’il appelle le « facteur S », la spontanéité qui relève du « Soi », entendu comme apeiron. Contrairement aux rôles sociaux, c’est en faisant appel à l’imaginaire et à la spontanéité que les rôles psychodramatiques viennent se placer en dis- du socius de la situation et participent à rendre possible un procès de la production du réel – du réel de l’individu individué comme personnalité, qui devient dramatique plutôt qu’essentielle [5], autant que du réel de la situation sociale comme étant un produit fini, institué « une bonne fois pour toute ».

La dissociation devient alors un geste d’individuation, plus dramatique que technique, qui ouvre à de nouvelles praxis de production. Elle est en tension avec la schizophrénisation qui est également un procès des productions du réel ; cependant il s’agit moins, dans la dissociation, d’annihiler le socius que de le détourner pour le réinventer, dans un souci de transition, de trans-formation plutôt que de destruction des formes [6].

Intérêts psychosocianalytiques du geste dis-sociatif

La dissociation comme geste de dis-sociation peut faire partie d’une stratégie doublement désaliéniste (face aux conséquences mentales et sociales de l’exploitation, de la fétichisation et de la rationalisation capitaliste) et révolutionnaire. Il y a dissociation dans ce qui est individué, et dis-sociation d’avec les codes sociaux d’une situation ; en analysant nos rapports à l’individué et au socius, on peut commencer à les remettre en jeu et à les réinventer. Cela s’apparente à une « libération dans l’imaginaire » (Althabe, 1969), négation tout d’abord du corps plein, libération par le « vide face au plein compulsionnel de l’administration » (Crépeau, 2015, p. 89) puis opération d’une individuation dis-sociée, réalisation d’un socius réinventé. En cela, ce geste peut être dit « optatif » en tant qu’il relève d’une « imagination opérative, d’une praxis anticipante » (Crépeau, 2015, p. 73).

L’imagination joue un rôle dans la dissociation, sous toutes ses formes ; P. Janet allait jusqu’à dire que les possédés étaient des « malades de la croyance » (Janet, 1929, p.185). Cependant, l’imagination n’est pas toujours en rapport avec l’irréel, ou la croyance, elle ne rompt pas toujours avec la perception et la présence ; selon Gilbert Simondon, elle a une fonction de réalisation par anticipation, donc d’invention, sur le mode du potentiel ; elle n’est sur le mode de l’irréel « que si l’individu est privé de l’accès aux conditions de sa réalisation » (Simondon, 2008, p. 56).

Ainsi l’imaginaire « optatif » comme force de proposition, de possible, est travaillé dans les différents types de Théâtre de l’Opprimé d’Augusto Boal (1996), qui invitent les « spect’acteurs » à répéter une situation d’oppression en mettant en scène différentes réactions individuelles au socius opprimant de la situation, jusqu’à le transformer. La présence du socius opprimant se dévoile dans la relation opprimé/oppresseur, tel qu’il est institué psychosocialement pour ces deux personnes, dans leur mode de présence à l’autre, à soi-même et au monde. Ce théâtre travaille uniquement sur l’opprimé : il s’agit de se dissocier de son statut/rôle d’opprimé pour modifier le socius jouant sur la relation qui, ainsi, ne vit plus à travers nous.

Ainsi ce théâtre est un dispositif psychosocianalytique par le fait même qu’il met en œuvre des dissociations (il s’agit de jouer des rôles) et des dis-sociations (il s’agit de transformer une situation en détournant le socius), qui poussent à l’analyse individuelle et collective (volonté désaliéniste), et à l’anticipation, par l’imaginaire et le dramatique, de nouvelles praxis révolutionnaires.

On peut noter que le breaching, ou provocation expérimentale (Romain Louvel, 2010), s’apparente également à la mise en œuvre de gestes dissociatifs : Garfinkel, fondateur de l’ethnométhodologie, a proposé par exemple à ses étudiants de se conduire en tant qu’étrangers dans leurs propres familles et d’en analyser les conséquences. Remplacer sa conduite habituelle par une autre provoque une analyse de la situation et de ses codes – ici, l’analyse est individuelle, faite par l’étudiant, et non collective, puisque la famille ne participe pas ensuite au processus d’analyse et ne fait que souffrir du changement de situation.

La dissociation s’inscrit dans le champ psychosocianalytique en tant qu’elle implique de penser la praxis et l’imaginaire de l’individu et permet de rendre opératoire une volonté de révolution qui fait coïncider le changement des circonstances et celui des activités individuelles. Dans ce champ croisé de la dissociation et de la psychosocianalyse, il s’agira à l’avenir de penser l’élaboration de nouveaux dispositifs et l’expérimentation de gestes dissociatifs, qui rendent possibles l’analyse et la transformation des individus situés dans et de l’institution.

Julie ROTA – 20 juin 2015

Notes :

[1] « Vivre et se former dissocié, Étude de cas de « dissociations nommées », mémoire de Master 2, dirigé par Remi Hess, professeur en sciences de l’éducation, Université Paris 8, soutenu le 12 juin 2015.
[2] Dimensions de l’analyse institutionnelle explorée notamment par Jenny Gabriel (2004) et Swan Bellelle (2014) dans leurs travaux de thèse.
[3] G. Deleuze et F. Guattari pensent dans L’Anti-Oedipe le socius comme une instance jouant le rôle du « corps plein », c’est-à-dire qui code, enregistre, territorialise les flux : « ce que j’appelle socius, ce n’est pas la société mais une instance sociale particulière jouant le rôle de corps plein. Toute société se présente comme un socius ou corps plein sur lequel coulent des flux de toutes natures et sont coupés » (cours à Vincennes, 1971).
[4] Cornelius Castoriadis qui s’intéresse à la « socialisation de la psyché » (1975) utilise ce terme de socius pour penser ce qui préexiste à l’individu, lequel pense, éprouve, agit à l’intérieur de son espace social, pétri de lignes culturelles, politiques, naturelles, familiales, etc.
[5] A ce propos on peut renvoyer le lecteur au procès entamé par Fernando Pessoa, écrivain portugais qui, à travers son hétéronyme Alvaro de Campos, accomplit une critique brutale du « dogme de la personnalité » et de l’individualité (Pessoa, 1991, p.63-85), en posant le caractère essentiellement dramatique de son œuvre d’hétéronymie, et celui, fondamentalement hybride, de toute « personnalité ».
[6] Projet de destruction par le vide porté par Antonin Artaud, notamment dans son théâtre de la cruauté, qui vise à l’inhumanité et à la dissolution du « faux moi social » (Verdeil, 1998 ; Deleuze et Guattari, 1972).

Bibliographie :

ALTHABE Gérard, 1969, Oppression et libération dans l’imaginaire, Les communautés villageoises de la côte orientale de Madagascar, éditions Maspero, collection Textes à l’appui, Série sociologique.

BOAL Augusto, 1996, Le Théâtre de l’opprimé, La Découverte, Paris (traduction française, 1977, Maspero).

CASTORIADIS Cornelius, 1975, L’institution imaginaire de la société, Paris, Seuil.

CRÉPEAU Bertrand, 2015, La thèse de Swan Bellelle, Journal d’une lecture, éditions Coudra.

DELEUZE Gilles, 1971, « Nature des flux », cours à Vincennes du 14 décembre 1971, sur Anti-Oedipe et Mille Plateaux. Disponible en ligne sur le site Webdeleuze.com, à l’adresse URL : http://www.webdeleuze.com/php/texte.php?cle=118&groupe=Anti %20Oedipe%20et%20Mille%20Plateaux&langue=1

DELEUZE Gilles et GUATTARI Félix, 1972, L’anti-Oedipe, Capitalisme et   Schizophrénie II, Paris, Les éditions de Minuit.

LAPASSADE Georges, 1998, La découverte de la dissociation, Éditions Loris Talmart, 105 pages.

LOUVEL Romain, La provocation expérimentale : étude consacrée à la provocation expérimentale dans l’art et à son usage dans une pratique artistique, thèse sous la direction de Leszek Brogowski, Université Rennes 2; Université Européenne de Bretagne, 2010.

JANET, Pierre, 1929. L’évolution psychologique de la personnalité. Compte rendu intégral des conférences faites en 1929 au collège de France, Édition de 1984, Paris, Société Pierre Janet.

MORENO Jacob Lévy, 1986, Le Théâtre de la spontanéité, EPI, Hommes et Groupes, Desclée de Brouwer, Paris.

PESSOA Fernando, 1991, 1991, Le chemin du serpent, Christian Bourgeois, collection Titres. Alvaro de Campos, Ultimatum (pp.63 -85).

SIMONDON Gilbert, 2008, Imagination et invention (1965-1966), La Transparence, épuisé.

VERDEIL Jean, 1998, Dionysos au quotidien, Essai d’anthropologie théâtrale, Presses Universitaires de Lyon.

Pour citer cet article : Julie ROTA, Dis-sociation et travail d’institution – Définitions et apports de la dissociation à la psychosocianalyse, https://corpus.fabriquesdesociologie.net/dis-sociation-et-travail-dinstitution-definitions-et-apports-de-la-dissociation-a-la-psychosocianalyse/, mis en ligne le 09 août 2015