Bâti / Commun / Politique : une expérience subjective de Nuit Debout

À Nantes, la Nuit Debout commence peu après le 31 mars 2016. Elle est d’abord le fruit d’une rencontre, sur la place du Bouffay, entre plusieurs personnes d’horizons totalement différents. Nous sommes une dizaine le premier soir, il y a des étudiants, des salariés, un chef d’entreprise ou encore des personnes en situation de précarité.

Nuit Debout Nantes_Article Manuel Bertrand_2016

Ce premier échange représente une expérience très particulière, nous apprenons à nous connaître, nous découvrons nos attentes, nous évaluons nos compétences. La pluralité des différentes visions mises en commun produit un ensemble que j’ai trouvé très riche, comme une première situation politique vécue. Nous avons disposé une feuille de papier au centre de notre groupe qui était assis en cercle sur le sol. Il s’agissait du premier document produit qui résumait les idées, les intentions et les premiers problèmes qui se présentent. Ce rassemblement s’est mis en place de manière très spontanée, sans réelle organisation en amont. La suite de cette rencontre se déroule sur les réseaux sociaux. Je me charge de la création d’une page Facebook, qui sera un premier espace d’interaction, d’organisation et de débat. Elle représente un moyen de communication à grande échelle, mais également au sein du groupe pour planifier les soirées à venir. La réalisation de la page était un moment très stimulant, on découvre au fil de la journée les premières mentions « j’aime », les premières réactions. Elle fait également partie de mes premières expériences politiques de Nuit Debout.

Chacun participe à l’organisation, en apportant des éléments de l’occupation, une table, un micro, des feuilles, une sono… Étant alors étudiant en architecture, il m’apparaît, avec des amis, nécessaire de penser l’espace de la place, dans son organisation, mais également dans la réalisation d’éléments construits. Nous réalisons alors un modèle de tente très simple à monter et démonter. Il s’agit de triangles en tasseaux en bois assemblés avec des gaines électriques, sur un plan pentagonal. Nous commençons alors à réellement « faire », entre les allers-retours chez Leroy Merlin, l’utilisation de la machine à coudre et la création à la chaine des assemblages. Nous ressentons l’excitation d’une première création associée à Nuit Debout, en sachant que la tente serait construite le soir même sur la place. Ces tentes sont transportées tous les soirs dans un caddie depuis les lieux de stockage jusqu’à la place du Bouffay. La transhumance de l’ensemble représente une performance en soi, on attire les regards, les questionnements. La danse des corps sur la place pour monter la tente représente une première occupation de l’espace, un premier moyen d’expression, non verbal, comme une mécanique humaine qui crée en commun avant même de se mettre à parler. J’étais très sensible à ces moments où nous réalisions ensemble, notamment cette architecture légère.

Nous disposions de trois tentes, mais elles ne permettent pas de couvrir l’ensemble de ce qui se déroule sur la place. Plus qu’un usage, la tente devient un symbole de l’occupation. Elle prend un caractère iconique sur la place du Bouffay, si bien que durant la première semaine, même si le micro est déjà présent, la Nuit Debout ne commence pas tant que la tente n’est pas montée. Derrière cet assemblage de tasseau en bois se dressent les premiers marqueurs de l’occupation, le symbole et l’espace.

Dès la première Nuit Debout, les personnes présentes sur la place s’investissent dans le montage de la tente. Elles aident, elles apprennent, elles reproduisent un savoir et se l’approprient. Il s’agit d’un élément très important de Nuit Debout, qui se retrouve dans les cuisines, par exemple : l’idée de discuter en faisant, comme si Nuit Debout dépassait le cadre de l’interaction et du débat simple, mais se construisait dans des actions aussi diverses que collectives. On retrouve ici l’illustration de ce principe avec l’architecture du lieu, un premier moyen d’échange. Les participants réalisent successivement plusieurs montages de la tente. Au début, ils commettent des erreurs dans la logique de fabrication ou dans la manière d’assembler. Il s’agit alors de leur montrer ces erreurs, afin qu’ils les comprennent, qu’ils recommencent jusqu’à parvenir à monter la structure. Par la suite, nous avons remarqué que lorsque les étudiants en architectures ne venaient pas à une Nuit Debout, les participants étaient alors capables de construire la tente en autonomie complète.

Nous avons pu développer cette idée avec la réalisation d’un workshop sur la place du Bouffay. Les passants, les participants étaient invités à se saisir de matériaux et d’outils pour réaliser des constructions dédiées à un usage. Là encore, c’est l’occasion de discussions, d’échanges et d’interactions, une manière de repenser le cadre que nous avons voulu sur les différentes places de France. J’ai observé ici un décalage entre ma vision d’architecte et celle des autres participants. Nos approches de la fabrication ne sont pas du tout les mêmes, mais nous créons néanmoins un espace. Il s’agit d’une situation politique très intéressante, où j’ai moi-même appris dans un domaine qui pourtant m’était propre. Ce workshop participe également à l’idée de l’occupation, construisant un espace public différent, nous questionnant sur notre environnement direct.

Des principes d’autonomisation et d’autogestion se développent alors sur la place. On expérimente une nouvelle manière d’apprendre, d’interagir pour que le groupe s’organise. Il s’agit d’un point de départ du commun, surtout lorsqu’il est sur un registre de macro identité, comme c’est le cas par la diversité des profils que l’on croise à Nuit Debout. Le printemps dernier fut l’occasion pour moi de faire des rencontres que je n’étais pas du tout habitué à faire. On retrouve alors une création de lien social, recherché par de nombreux participants. L’occupation questionne alors nos formes de vivre ensemble et de cohabitation dans nos villes sur plusieurs temporalités ; comme d’autres formes d’appropriation de l’espace qui fabriquent une ville métaphorique qui résiste à la ville dominante. Cette expérience d’espace est très captivante pour un architecte, mais elle représente également une véritable expérience pour les participants. En commun, nous constituons un espace propre à Nuit Debout en rupture avec la production classique de l’espace public et en interrogeant le droit à la ville, notion portée par Henri Lefebvre. Il questionne une production capitalistique de l’espace public, et s’oppose par la proximité des terrasses de café, par exemple, à un usage privatisé de l’espace public. L’action constitue donc une expérience oppositionnelle de l’espace public qui s’articule autour d’une politique créée par les corps.

Ces occupations créent des zones autonomes au sein de la ville qui fonctionnent selon différentes temporalités. Ces aménagements souples, mobiles et temporaires font face aux aménagements plus pérennes de la ville contemporaine, et la frontière est perceptible. Il s’agit du caractère principal de cette autre forme de politique que cherche à développer Nuit Debout, faite d’interactions, de débats et d’une remise en cause de la production de la ville. Le politique se trouve alors dans l’expérience du vivre ensemble, dans les constitutions d’usages, de dire et de faire. On peut penser cet espace public oppositionnel comme un ordre de coprésence des corps, dont les participants exercent une forme de contrôle les uns sur les autres et sur les choses de leur environnement, en conformité à des règles d’interaction. Ces interactions peuvent alors être définies comme matières substantielles du politique. Au final, la politique se crée dans l’espace entre les hommes qui sont sur la place. Elle relève de l’espacement dans un nouvel espace public.

L’idée de « prendre une place », comme on a pu le voir en Espagne, en Turquie ou maintenant en France, évoque un espace symbolique de revendication, comme si la place s’adressait à l’entièreté de la ville, du pays ou même au niveau international. En français, le mot place est polysémique. Il peut se référer à la place publique, un espace plus ou moins large, découvert et le plus souvent entouré de bâtiments publics où aboutissent plusieurs rues ou avenues, et où ont souvent lieu des activités commerciales, festives ou publiques. Le mot évoque également la situation, la position ou la disposition de quelque chose ou de quelqu’un par rapport à un ensemble. Enfin, la place peut s’apparenter à la position de quelqu’un ou de quelque chose dans un rang, dans une hiérarchie. La prise d’une place correspond donc à l’appropriation de l’espace public, mais également à la revendication du citoyen d’avoir une place dans un système qui ne lui en laisse peut-être pas assez. C’est l’une des revendications principales de Nuit Debout.

À Nantes, la première Nuit Debout devait se dérouler place Royale, un lieu central et hautement emblématique de la ville de Nantes. L’accès à cette place n’a jamais été autorisé pour une manifestation ou une Nuit Debout. On peut considérer que les mouvements sociaux n’ont pas leur place dans cet espace. Il s’agit symboliquement d’une réponse faite de la part des autorités au mouvement sur la place que Nuit Debout doit prendre dans la ville.

En termes d’organisation de l’espace public, de nouvelles formes apparaissent, on quitte les dispositifs centrés qui caractérisaient les principaux espaces publics démocratiques depuis l’antiquité pour inventer de nouvelles formes. Les occupations sont réalisées à partir d’éléments qui sont déjà construits sur les places. À Paris, Place de la République, on peut voir que l’organisation se fait selon une trame. Ce modèle permet de ne favoriser aucun espace, certaines activités s’implantent sur plusieurs modules, notamment l’Assemblée Générale, tout en limitant son caractère central. Cette organisation résulte de la disposition des arbres qui permettent de faire des points d’ancrage pour les structures de l’occupation. Dans ce cas, la végétation possède un double rôle, elle propose une solution technique et une solution d’organisation, alors que la trame rappelle l’horizontalité du mouvement. Ces occupations montrent la spontanéité avec laquelle l’architecture se crée, et révèlent également une coproduction de l’espace, faite de diagnostics et de création en commun, à l’image d’une politique que l’on cherche à repenser.

À Nantes, dans un espace minéral, dénué d’accroches physiques, l’organisation a pu se faire sous une forme que l’on pourrait caractériser d’ « archipélique ». Chaque entité (commission, AG, cantine…) se constitue comme une île, puis se défait selon le rythme des échanges de personnes. La place devient un plan qui varie, qui vibre selon l’intensité des différentes entités et selon les flux qui les parcourent. Une expérience d’espace très particulière où le plan se constitue donc par la multiplicité de différentes échelles, de différents espaces et de différentes temporalités.

L’agencement de la place fait appel à des notions spatiales pour assembler les productions subjectives pour créer une organisation. L’architecture de la place n’est jamais la même, elle évolue au fur et à mesure des événements, du nombre de participants. L’espace devient une image de ce qui se passe pendant l’occupation.

L’architecture de l’occupation s’adapte donc au contexte local d’une place en particulier, comme pour la place de la République. Le passage à une échelle plus locale de la réalisation des Nuits Debout est très vite apparu comme un élément nécessaire pour la suite.

Le point sur lequel il est plus facile de mobiliser les gens sur un consensus politique, c’est à propos de leur environnement proche, ce qui les concerne directement. Il s’agit alors d’une réduction des échelles de la politique, vers de multiples échelles locales, mais qui permettrait un changement global, une fois cette multiplicité mise en commun.

Ainsi de nombreuses Nuit Debout ont entrepris un déplacement depuis les places principales, vers les quartiers des villes. Il nous est apparu important de ne pas exporter un modèle, mais bien d’organiser l’événement avec des partenaires locaux (association de quartier…) L’idée n’est pas de monopoliser la pratique politique citoyenne de rue, mais bien de créer un processus d’autonomisation qui permet aux habitants de réaliser eux-mêmes cette Nuit Debout.

À Nantes, une Nuit Debout a été réalisée dans le quartier Malakoff en relation avec l’association des jeunes du quartier. Il s’agissait d’un changement majeur par rapport à la place du Bouffay. En s’implantant dans chaque quartier, nous changeons la logique d’occupation de l’espace, nous changeons également la politique qui y est pratiquée. Une communauté se fédère autour, non plus d’une macro, mais d’une micro identité, celle du voisinage. Ces nouvelles formes peuvent également favoriser l’inclusion des personnes qui ne se seraient pas déplacées sur les places principales des villes pour prendre la parole. Enfin, on peut envisager d’entrer plus légitimement en négociation avec les institutions.

Certaines critiques sur Nuit Debout sont très rapidement apparues. On parle d’un mouvement hétéroclite, qui se limite à la simple expression d’une subjectivité. On évoque ensuite le problème d’une lutte sans revendication. C’est là tout l’enjeu de Nuit Debout, et de sa frontière particulière entre le temporaire et le pérenne. L’idée est alors de changer la logique des luttes, car chaque revendication affirme une posture défensive. Elle accepte implicitement les présupposés du cadre dans lequel nous l’enfermons. Or c’est justement le cadre que nous remettons en cause. C’est un lien que l’on peut voir avec le fait que cette lutte soit autant en relation avec la question de l’espace. Nous ne sommes plus dans une critique du cadre, mais bien dans l’affirmation d’un nouveau cadre.

Une autre critique concernant Nuit Debout porte sur la spontanéité du mouvement et donc de la politique qui y est pratiquée. Cette spontanéité est à mettre en parallèle avec l’architecture qui s’est développée sur la place, ainsi que l’organisation de chacune des soirées. C’est l’un des éléments principaux des débuts de Nuit Debout, dans l’idée de discuter en faisant. Cette spontanéité, qui vise à évoluer peut-être vers une pérennisation de la pratique politique dans l’espace public, est en relation directe avec les différentes temporalités qui se jouent sur les places occupées. Elles sont primordiales à comprendre pour entendre le processus de Nuit Debout.

Le temps constitue une notion essentielle de l’espace du politique. Une installation trop dure, trop pérenne constituerait la muséification de la forme, qui serait la perte de l’essence même de Nuit Debout. L’architecture se constitue donc sur plusieurs temporalités qui permettraient de réinterroger constamment la production commune et donc la politique qui se crée dans ces espaces. Il y a finalement plusieurs moments qui se jouent pour plusieurs types de constructions, de quelques heures, à la construction d’une histoire. On trouve ensuite des solutions techniques qui sont assimilées à ces différentes temporalités : la tente installée tous les jours place du Bouffay répond par exemple à une solution technique de montage et démontage rapides.

Enfin, le dernier espace de cette occupation, mais qui est pourtant primordial pour comprendre Nuit Debout, est celui des réseaux sociaux et d’internet. Les TIC (Technologies de l’Information et de la Communication) sont présentes sur toute la durée du processus. Elles dépassent largement l’occupation de la place en termes de production et de débat, et représentent ainsi une extension de l’espace public. Les réseaux permettent également de dépasser la spontanéité pour donner de la robustesse, de la flexibilité, de l’adaptabilité et du potentiel à l’événement. Ces outils peuvent structurer le mouvement, pour construire une action collective, ou plutôt une action connectée. Les TIC permettent également une confluence plus plurielle et ouverte qui est à l’origine d’une politisation massive sur de nombreux sujets. C’est finalement un nouvel espace qui se crée entre les hommes, un changement d’échelle qui modifie la pratique du politique en même temps qu’il la crée. La techno-politique a forgé ses bases dans les modes de fonctionnement qui se sont opérés sur les places, mais elle est également à l’origine des occupations de ces places. Les occupations et l’activité sur les réseaux sont donc indissociables.

Cet investissement dans la Nuit Debout nantaise, cette expérience du commun réalisée pendant le printemps dernier représente une remise en cause de nos rôles, dans mon cas, celui de l’architecte. Il s’agit alors de réinterroger nos pratiques lors d’une expérience engagée sur une temporalité dans laquelle nous sommes acteurs.

Manuel BERTRAND, septembre 2016

manuelb1@free.fr