« Naviguer collectivement » – les dessous de l’enquête

Magali Arnould, Christiane Gilon et Archibald Peeters

Il y a quelques mois nous avons fait paraître, dans ce Corpus des Fabriques, un article intitulé « Vitalité des aventures collectives ».
Nous y avons livré les résultats d’une enquête du réseau des socianalystes [*] sur les dynamiques collectives. Sur base de 22 entretiens, le réseau a cherché à rassembler des savoirs permettant aux acteurs comme aux intervenants de rester un peu moins démunis, dans la vie collective, devant les crises régulièrement traversées.
[* Voir : Magali Arnould, Christiane Gilon et Patrice Ville, (2020).]

Dans le présent texte, nous voulons restituer la manière dont nous avons procédé pour mener cette enquête. Nous voulons retracer les conditions de production, la méthode suivie.

Magali Arnould est socianalyste, après être passée, entre autres, par les sciences de l’éducation, le théâtre, les sciences politiques et l’illustration. Elle ne cesse de chercher la quadrature du cercle. Sans jamais y parvenir, bien évidemment !
Christiane Gilon est socianalyste.Titulaire d’un doctorat en sociologie, chercheuse associée au laboratoire EXPERICE – Université de Paris 8. Elle se consacre à la transmission de son métier d’intervenante au sein du réseau de socianalystes depuis 2017.
Archibald Peeters est socianalyste, menuisier et chercheur en philosophie. Après une enquête sur le désir de radicalité éthique, son travail porte sur l’écologie de la vie collective.

Cette démarche ne va pas de soi, mais elle répond à plusieurs exigences. La première est d’ordre épistémologique. Elle nous vient de l’analyse institutionnelle. L’idée est de « désocculter le chercheur pour désocculter l’objet » comme le proposait René Lourau. Ayant renoncé à l’intervention socianalytique et donc à l’analyse du contre-transfert institutionnel, il avait développé en lieu et place, le travail des implications comme marque de fabrique de l’analyse institutionnelle. Ce travail de dévoilement du ou de la chercheuse – dont le récit quotidien fournit matière à analyser ses implications, est à la base d’une analyse institutionnelle de la recherche en train de se faire. Considéré comme une avancée des sciences humaines, cet effort de connaissance de soi en train de produire un travail de recherche, rejoignait les travaux des physiciens qui venaient de démontrer que l’observateur, par sa présence et son observation, modifie toujours l’objet qu’il observe. Ce biais reconnu dans les sciences dures mais à l’origine combattu en sociologie où l’on exigeait de traiter les faits sociaux comme des choses, est devenu dans les années 70 avec les sociologies d’intervention, l’un des instruments de la connaissance. En intervention, on étudie un rapport social entre deux acteurs sociaux, à l’aide du rapport que ces acteurs établissent avec les chercheuses et chercheurs : on étudie un rapport social à l’aide d’un rapport social. Le biais, loin de devoir être combattu, est devenu une des voies de la connaissance de l’objet​.

Une seconde exigence est d’ordre politique : nous considérons l’enquête populaire comme une pratique de transformation sociale. Aussi, en exposant les dessous de notre enquête, nous voulons aussi permettre à d’autres de s’approprier ces pratiques de recherche pour pouvoir se lancer à leur tour dans ce type d’enquête. La production et la détention des savoirs est le résultat de rapports de pouvoir et par là est éminemment politique. Notre démarche vise à rendre dignité et légitimité aux savoirs profanes. Cette position n’est certes pas nouvelle. Depuis les travaux des ethnométhodologues (1950, Garfinkel), les savoirs profanes sont reconnus. Reconnus mais contestés. Dans la cité savante, les savoirs académiques sont distingués des savoirs dits « ordinaires », ou profanes, qui leur sont opposés, marquant souvent une disqualification, une forme d’invalidation des seconds. Nous présentons ici une méthode de travail pour aider à l’élaboration de savoirs de l’expérience : l’enquête par entretiens non-directifs. L’intervention socianalytique, que nous présentons également en fin d’article, en est une autre.

À partir d’une formation au sein d’un réseau de socianalystes, qui eu lieu au cours de l’hiver 2020/2021, nous avons mené vingt-deux entretiens, les avons retranscrits, analysés, synthétisés puis croisés, confrontés, travaillés pendant plusieurs séquences de formation jusqu’à ce qu’apparaisse une compréhension de multiples logiques qui nous avaient d’abord échappée. En restituant le déroulé de l’enquête « naviguer collectivement », nous voulons participer à rendre cette méthode accessible à d’autres. Nous voulons également rendre compte des difficultés rencontrées, des choix que nous avons réalisés, pour mener à bien ce travail.

Genèse de cette recherche : une formation-action

La commande de formation-action

Lors de l’un de ses regroupements annuels, le réseau de socianalystes que nous constituons a commandé à Christiane Gilon et Patrice Ville une formation permettant de mieux appréhender ce qu’ils entendaient par reformulation et restitution à l’assemblée lors d’une intervention socianalytique. En socianalyse, on restitue ou on reformule régulièrement ce qui est dit pour permettre aux personnes de mieux comprendre où elles en sont de leur travail d’analyse et d’élaboration collective. (Voir plus loin: « Focus sur la socianalyse »)
L’analyse est produite par une assemblée qui met en commun des savoirs sur une situation. Ce sont des savoirs partiels détenus par des personnes différentes, parfois même sans en avoir conscience. Le temps de l’assemblée leur permet de les partager, en prenant le temps d’expliquer leur situation aux socianalystes (ces derniers ne sachant rien a priori), et de ce fait, aux autres personnes présentes. C’est à partir de cette matière que les intervenants élaborent en dehors de l’assemblée ces reformulations et les restituent périodiquement à l’assemblée.

Pour faire des reformulations de qualité, c’est-à-dire sans interpréter ce que disent les membres de l’assemblée, il nous fallait mieux comprendre comment et pourquoi mieux respecter la non-directivité pour accéder aux logiques des personnes elles-mêmes.

Christiane Gilon et Patrice Ville, nous ont proposé une méthodologie de recherche qualitative, à partir d’entretiens non-directifs analysés de façon dialectique et structurale. Cette approche semblait la meilleure pour respecter un principe de non-savoir et privilégier les analyses des acteur.ice.s eux-mêmes​, choisis pour leurs engagements ou leurs implications vis-à-vis du problème posé. De rompre avec l’habitude de superposer ou de substituer nos interprétations aux leurs.

Le réseau a donc sollicité l’association Pivoine en tant que membre du réseau et organisme de formation professionnelle pour monter une formation-action à l’entretien non-directif et à l’analyse de contenu, prenant appui sur une recherche menée via une enquête par entretiens. À cette formation-action, programmée initialement en deux sessions de cinq jours de travail, il a fallu ajouter deux autres sessions afin de mener le travail à son terme.

  • La première session consacrée à l’analyse de la commande, la construction de l’échantillon, la question de lancement et la conduite des entretiens – cinq jours, automne 2020 ;
  • La deuxième pour faire l’analyse du contenu des entretiens réalisés. Hiver 2020/21 ;
  • La troisième pour finaliser l’analyse. Printemps 2021 ;
  • La quatrième pour en rédiger la restitution aux personnes interrogées. Été 2021.

Par la suite, nous avons repris la matière avec une plus petite équipe pour permettre une diffusion plus large, en 2022.

La commande de Pivoine

Une telle formation avait besoin de conditions réelles d’exercice, pas d’une simulation : une commande réelle fait entrer la dimension de contrainte sur laquelle repose notre pratique d’intervention. Elle engage à une restitution du travail accompli au commanditaire et à toutes les personnes mises à contribution. Mais parfois les conditions réelles conduisent à écraser les objectifs pédagogiques sous l’exigence de productivité. Il fallait donc trouver un entre-deux qui puisse joindre l’impératif de production à l’objectif pédagogique: un questionnement nécessaire, une volonté de savoir, à partir desquels construire la question de lancement et l’échantillon des personnes à solliciter.

L’association d’Éducation Populaire et de socianalyse Pivoine, basée à Faux-La-Montagne sur le Plateau de Millevaches en Creuse, souhaitait comprendre plus finement ce qui nourrit et ce qui consume l’énergie des collectifs, afin de mieux aider celles et ceux qui, au sein de ces collectifs, se questionnent sur leurs manières de faire, leurs difficultés, ou veulent prendre soin de leur dynamique. Outre cette première motivation, il y avait l’idée de pouvoir intervenir dans des organisations collectives (associations, collectifs, entreprises, compagnies…) non plus seulement lorsqu’une crise ou d’importantes difficultés surgissent, mais aussi pour accompagner la traversée des différentes phases de leur vie, comme une sorte d’« hygiène de vie collective », ou encore d’un « entretien régulier, d’une révision », pour prendre une image moins sanitaire, et plus automobile… Nous avons donc sollicité Pivoine pour nous « passer commande » en échange de la prise en charge de l’organisation matérielle et administrative de cette formation-action.

Les implications des enquêteurs et enquêtrices dans la question soulevée

Au-delà de Pivoine, ces questionnements attisent la curiosité et l’intérêt des membres du réseau ; intérêt tout à la fois professionnel en tant qu’intervenant.es auprès de toutes sortes de collectifs, mais aussi personnel – pour l’ensemble de ses membres – en tant que personnes directement impliquées dans des collectifs de vie, de travail, associatifs, culturels ou militants, et en tant que membres du réseau de socianalystes.

C’est pourquoi il nous a fallu lutter fermement au cours de l’analyse et de la synthèse des entretiens, contre la tentation et une tendance plus ou moins forte à substituer nos avis et interprétations sur ce que nous ont dit les interviewé.es pour l’appuyer, le compléter ou s’en distinguer. Il n’est pas aisé quand on est dans l’apprentissage de cette démarche non-directive, de bien discerner ce que nous avons appris des interviewé.es, de ce que nous pensons de ce qu’ils et elles ont dit.

Nous avons dû nous astreindre à une vigilance pour nous garder de ces écueils et, en ce sens, discuter, analyser et écrire à plusieurs nous a aidé.es.

Le fait que l’équipe de recherche compte une petite vingtaine de socianalystes a permis par la multiplicité de confrontations de garder le cap du travail, obtenir des résultats fiables en faisant passer le savoir à l’épreuve de nos divergences.

Quelques questionnements autour des multiples places des commanditaires de ce travail

Dans la méthode proposée, les commanditaires d’une enquête sont systématiquement interviewé.es afin de ne pas en être seulement les destinataires externes. Cette démarche répond à plusieurs exigences : politique, heuristique et stratégique. D’abord, le commanditaire a lui aussi une lecture sociale du sujet pour lequel il passe commande. Pour saisir la complexité du sujet, nous cherchons à confronter son point de vue aux autres, car il importe de récolter le maximum de lectures. Ensuite, interviewer les commanditaires permet de leur offrir un espace d’élaboration sur la question posée à d’autres. Mais aussi de prendre du recul par rapport à leurs présupposés, évidences, implications et projections. Cela permet par ailleurs de faire apparaître d’éventuelles divergences au sein du groupe commanditaire. Enfin, interviewer les commanditaires aide à s’affranchir du pouvoir lié à la commande en les plaçant sur un pied d’égalité avec les autres, en dévoilant leurs réflexions, leurs positions. Notre approche vise à restituer à tou.te.s les personnes, qu’elles soient interviewées au titre de l’échantillon ou commanditaires, une vue d’ensemble sur la question. Le partage des résultats tend vers une égalité d’accès aux savoirs issus de l’enquête.

C’est pourquoi, les cinq membres de l’équipe de travail de l’association Pivoine, commanditaires, ont été interviewé.es par d’autres stagiaires. Cela n’a pas été sans soulever des discussions, notamment sur ce que ces multiples casquettes pourraient induire dans la réalisation de l’enquête. Cela ne soulevait-il pas des difficultés liées au cumul des rôles d’enquêteur.ices et interviewé.es ? Le fait d’interviewer les cinq membres de l’équipe sur vingt-deux entretiens au total donnait-il trop de place à cette association ?

Ces questions, bien que ne trouvant pas de réponses toutes faites, nous ont aidées à être attentives à un risque de connivence. Néanmoins, cela a pu induire une différence dans le traitement des entretiens. Par exemple, en ouvrant la possibilité – parfois exploitée – de questionner à nouveau l’interviewé.e pendant le travail d’analyse, « puisqu’elle est juste là, on n’a qu’à lui demander ce qu’elle voulait dire », ce qui n’est pas possible avec les autres interviewé.es absents pendant cette phase du travail… À l’inverse, nous avons aussi dû parfois retenir les élans de l’équipe Pivoine au cours de l’élaboration des trois écoles ou pôles [*], pour bien nous limiter à ce qui avait été dit dans les interviews, sans réarranger ni adapter les éléments d’analyse du pôle de la relation en les « corrigeant » ou en les « complétant » pour que ce soit plus clair, plus marqué, mieux dit…
[* Les mots en italiques font référence au contenu de notre enquête. Voir plus loin : « La méthode d’analyse de contenu ».]

La méthode : Quel travail avons-nous réalisé au cours de cette enquête ?

Construction d’un échantillon pour aller puiser dans l’expertise des expérimentations collectives alternatives

Au cours de la première session de formation, les dix-huit participant.es ont déterminé – au regard de la question de lancement [cf ci-après], un échantillon de personnes à interroger selon les critères suivants : diversité de taille des collectifs, de modes d’organisation, d’ancienneté, de territoires… en tenant compte de la possibilité réelle de se déplacer pour mener l’entretien.

L’échantillon initialement prévu était plus large et plus divers que l’échantillon réalisé. Nous avions la ferme intention de rencontrer des collectifs davantage différents de ceux que nous fréquentions, même si nous ne sommes pas un groupe homogène. Nous souhaitions récolter la parole d’organisations plus ou moins hiérarchisées, plus ou moins formelles dans leur structuration, et dont les objets de travail ou d’intérêt étaient les plus variés possibles, tout en étant particulièrement intéressé.es par les collectifs à tendance autogestionnaire.

Cependant, au moment où il a fallu que chacun.e prenne contact avec la personne à interviewer, des changements dans l’échantillon ont eu lieu, pour les raisons suivantes : refus, non-réponse, difficulté de déplacement, proximité trop grande entre l’intervieweur. euse et la personne choisie.

Les collectifs étudiés portent tous l’idée d’une expérience alternative, un idéal d’autogestion et de responsabilité partagée, même s’il s’agit de collectifs très différents (que l’on pense par exemple à la ZAD Notre-Dame-des-Landes et à la municipalité de Vandoncourt), et les témoins de notre échantillon seront peut-être un peu étonnés de se retrouver dans la même école.

D’autres idées de collectifs à interroger sont arrivées pendant l’analyse de contenu, au fur et à mesure que nous avancions dans ce travail, mais nous n’avons pu engager une deuxième série d’entretiens, faute de disponibilité des participant.es et de ressources matérielles pour poursuivre la recherche.

L’échantillon a été construit sur la sélection de vingt-deux expériences collectives suivantes : un mouvement d’éducation populaire et d’éducation nouvelle à l’échelle nationale française : les Ceméa Pays de Loire (600 personnes, existe depuis plus de 80 ans) ; la Mairie de Vandoncourt (850 habitants concernés, existe depuis plus de 70 ans) ; le lycée expérimental de Saint-Nazaire (150 élèves et une vingtaine d’enseignants, existe depuis 40 ans) ; la ZAD (zone à défendre) de Notre-Dame-des-Landes (200 personnes impliquées, existe depuis 12 ans) ; une clinique de psychothérapie institutionnelle (250 personnes, existe depuis 68 ans) ; deux squats de vie : l’hôtel des Vils à Clermont-Ferrand (existe depuis 12 ans) et le 123 (a duré 11 ans) à Bruxelles ; un collectif féministe queer d’intervention sur les violences sexuelles intracommunautaires (4 personnes, existe depuis un an) ; des collectifs militants au sein de mouvements et organisations sociales (Extinction Rébellion, Attac, Youth for climate, le DAL, les Gilets Jaunes et l’EZLDN – l’Ensemble Zoologique de Libération de la Nature, Collectifs féministes urbains) ; un cinéma alternatif belge (un noyau dur de 20, une couronne de 100 + le public, existe depuis 20 ans) ; un GAEC (groupe agricole d’exploitation en commun) de 10 personnes, existe depuis 5 ans) ; une association qui œuvre autour de la santé mentale (entre 15 et 20 personnes, existe depuis 2 ou 3 ans) ; tous les membres de l’équipe Pivoine (5 salariés, existe depuis 15 ans) ; une association de lutte contre l’exclusion en milieu rural : Solidarité Paysans, existe depuis 19 ans ; un lieu d’hébergement de groupes : Le Château de Ligoure (2 permanents, 8 membres au CA, 40 bénévoles, existe depuis 50 ans).

D’autres expériences collectives que celles pour lesquelles elles avaient été échantillonnées, ont été convoquées et revisitées par les personnes rencontrées au cours de leur entretien : la CIP de Paris, d’autres squats urbains, un planning familial, un café culturel : le Pianocktail, Massilia Mujeres, l’Incal, un cercle de femmes, l’ANV COP 21, le mouvement des indignés, un collectif d’action pour le logement, une fédération de comité de quartier, une radio libre, une association de lutte pour l’environnement, la ferme du Goutailloux, une ferme collective dans le Limousin, l’ambassade universelle, un squat de sans-papiers, la SCOP le Pavé, le PSU, Terre de liens, le CUMA…

La raison de vie de ces collectifs peut se constituer autour d’un lieu, d’un territoire, d’un projet, d’un combat, d’une action ou combiner ces critères. Certains sont organisés de manière juridiquement formelle (Association, Scop, GAEC), d’autres sont des regroupements de fait. Parmi ces collectifs, les uns sont urbains, les autres ruraux. Les uns s’inscrivent dans la durée, d’autres sont éphémères, ne cherchent pas à durer, ou s’éteignent malgré eux. Le plus grand de ces collectifs compte 850 membres. Le plus petit, 3 personnes. Beaucoup de collectifs de l’échantillon sont de petite taille et existent, au moment des entretiens, depuis une dizaine d’années.

Au total, au cours de ces vingt-deux entretiens, nous avons récolté des matériaux basés sur la traversée de 48 aventures collectives.

Voici une reproduction du tableau empirique que nous avons bricolé dans le feu de l’action, lors de la phase d’analyse de contenu, en ventilant les 48 collectifs évoqués par les 22 personnes rencontrées en 8 catégories selon une ébauche de classification. Cette esquisse de présentation de l’échantillon vaut ce qu’elle vaut. Elle donne à voir la variété des collectifs, et en même temps la proximité avec les membres du réseau. Nous pourrions la reprendre en évitant les recoupements, en peaufinant les catégories, en croisant les caractérisations, mais ce serait contraire à l’exercice de présentation des dessous de l’enquête sans les arranger pour faire bien.

Nous avons veillé à répartir nos 22 entretiens à égalité entre femmes et hommes, avec une distribution par classe d’âge à peu près équilibrée. Nous avons en effet interrogé onze femmes et onze hommes (dont un transgenre), de 20 à 70 ans : une personne est dans la vingtaine, sept dans la trentaine, huit dans la quarantaine, cinq dans la cinquante-soixantaine et une personne dans la soixante-dizaine.

La méthode d’entretien

L’entretien non-directif participe d’une méthode d’enquête sans hypothèse a priori, que l’on chercherait à démontrer. Ce type d’enquête permet de découvrir ce qu’on ignore, vise à trouver et non à prouver. Les entretiens font émerger un savoir sans avoir défini à l’avance des réponses possibles à des questions préétablies, que l’on viendrait vérifier. La personne qui interroge s’efforce de ne pas induire, de ne pas introduire des éléments qui viendraient de l’extérieur. Elle cherche à respecter le « cadre de référence interne » de la personne interrogée, tissé d’expériences, de lectures, de vécus, de sentiments, d’émotions, et de réflexions. C’est donc un entretien « centré sur la personne », selon l’expression de Carl Rogers, son concepteur. Chaque personne interviewée nous offre un accès particulier à son « monde ». On est au cœur d’une représentation motrice de l’action, donc en communication directe avec la réalité sociale.

Non-directif signifie que la personne interviewée est libre de construire son parcours de parole et de pensée. La construction de la réponse à la question posée est laissée libre, la conduite de l’entretien est du ressort de la personne interviewée. L’intervieweur ou l’intervieweuse aide la personne interrogée à développer sa pensée, par des techniques de relance et de reformulation qui soutiennent l’expression et l’élaboration de la personne. Comme nous y reviendrons dans une intervention socianalytique, la personne qui interroge prend une position de non-savoir.

L’entretien est une promenade dans la pensée de l’autre. La personne interviewée est le guide – On ne passe pas devant le guide !

La posture non-directive peut poser certaines difficultés. Plus on s’habitue à l’idée selon laquelle ce que l’on a construit soi-même subjectivement est la seule réalité, et plus l’exercice de la non-directivité est pénible. Pédagogues, décideurs et militant.e.s peuvent partager cette difficulté. La pénibilité de la non-directivité peut aussi provenir de la personnalité : sa pratique peut s’accompagner d’un sentiment de perte de repères, d’évidences au niveau identitaire. Si certain.e.s utilisent la technique aisément, pour d’autres « entrer dans la peau d’un autre » est beaucoup trop intrusif, déstabilisant ou angoissant.

La question de lancement : unique induction

L’entretien non-directif peut être une technique adéquate d’étude, d’analyse stratégique et de recherche à condition de démarrer l’entretien en énonçant très précisément ce que l’on cherche et pourquoi on le cherche, pour le compte de qui ? L’énoncé clair et net de ce que l’on attend de la personne interviewée constitue ce que nous appelons la question de lancement.

Cette question doit être présentée clairement (« et maintenant, voici ma question ») à l’issue d’un discours d’installation dans la situation d’entretien, au cours duquel on explicite tout : qui est commanditaire, pourquoi, qui est l’intervieweur ou l’intervieweuse, comment il ou elle travaille, quelles garanties il ou elle donne de confidentialité, pourquoi il ou elle enregistre l’entretien ? Quelles sont les conditions de restitution, quel est l’échantillon retenu et pourquoi, etc.
Au cours de la première session de formation, les dix-huit participant.es ont défini la question de lancement à partir de l’analyse de la commande passée par Pivoine. Cette question a été testée sur nous-mêmes au cours de la formation.
La voici :

Bonjour,

Je me présente, je suis……………………

Je fais partie d’une équipe qui se forme à l’enquête par entretiens.

Nous cherchons à répondre à une demande de PIVOINE, une association d’Éducation Populaire, qui depuis 10 ans accompagne des collectifs (montrer dépliant de Pivoine)

Pour mener cette enquête, nous menons 21 entretiens qui seront retranscrits et confidentiels. Je me chargerai personnellement d’anonymiser le tien.

J’enregistre notre entretien pour rester attentif-ve, me concentrer sur ce que tu dis, ne pas me tromper sur le sens (ajouter si besoin : ne pas être obligé.e de prendre des notes, retrouver l’exactitude de tes paroles…)

L’équipe rendra compte des résultats à Pivoine et à l’ensemble des interviewé.e.s début février 2021.

Nous avons constitué un premier échantillon de 21 personnes qui sont ou ont été impliquées dans des expériences collectives diverses – diverses par leur taille, leurs modes d’organisation, leur ancienneté, leurs territoires… (montrer l’échantillon)

C’est pour ton implication dans………………… que tu as été choisie.

L’enquête que nous menons vise à recueillir des connaissances sur ce qui aide, ce qui entrave, ce qui permet aux dynamiques collectives de perdurer.

Ceci afin d’alimenter une recherche commune (si question sur cette recherche, parler de Pivoine et des réalisateurs de l’enquête, membres d’un réseau de professionnels de l’analyse institutionnelle qui interviennent auprès de collectifs en difficulté).
. . . . . . .
Si tu es prêt, prête, je te pose ma question :
D’après ton expérience, qu’est ce qui entame la vitalité des aventures collectives ?

. . . . . . . . .

Chacun des vingt-deux entretiens a duré entre deux et quatre heures. Ils ont été enregistrés puis intégralement retranscrits. La longueur et la lenteur de cette dernière étape permet un repérage des éventuelles erreurs, (inductions, mauvaises reformulations, etc.) mais surtout favorise une intégration approfondie du contenu des entretiens.

La méthode d’analyse de contenu

Une fois accompli ce travail d’entretiens, la deuxième session, cinq jours de travail, en février 2021, a rassemblé dix-sept socianalystes.

Pour commencer, les entretiens ont d’abord été synthétisés en binôme. Chaque entretien a été condensé dans un document de 3 à 4 pages, séparé en deux colonnes, une colonne où les analystes déroulent la logique de l’entretien telle qu’ils ont pu la reconstituer, et à droite une colonne réservée aux verbatims (citations) qui illustrent, nuancent ou interrogent les éléments énoncés dans la colonne de gauche. Chaque entretien a aussi fait l’objet d’une relecture pour reprendre soigneusement les points-clefs concernant ces items, et les verbatims, en très peu de pages (deux pages).

Ensuite les binômes d’analyse et de synthèse ont présenté leur travail à tout le groupe de stagiaires, et chaque présentation a été compactée en une seule grande feuille de synthèse par entretien.

Les vingt-deux grandes feuilles de synthèse ont été affichées et parcourues ensemble pour trouver s’il y avait des différences de logique et repérer des sous-logiques de la vitalité. Les entretiens « modélisateurs » (c’est-à-dire exposant une même vision logique complète) ont été repérés et regroupés. La question était de savoir si nous pouvions classer les entretiens par groupe cohérent autour d’une logique homogène. Étant donné que les entretiens abordent tous les mêmes sujets (le collectif/l’énergie/la vitalité/ les leçons sur la vie et la mort des collectifs), nous avons pu les regrouper, les opposer, les différencier. Cela nous a permis de dégager des sous-logiques cohérentes, et de caractériser chaque sous-logique, en la comparant avec les autres.

Nous avons procédé ainsi pour découvrir à partir de l’analyse approfondie de chacun des vingt-deux entretiens, les phénomènes qui les traversent, le mouvement d’ensemble, les dimensions communes mais aussi les antagonismes, les accrochages, etc.

Il ne s’agit pas d’une analyse par thèmes. Nous sommes au contraire à la recherche des référentiels internes logiques de chacun des entretiens à travers la connaissance fine de ce que chaque personne a dit et du sens qu’elle a voulu y mettre. Notre travail est de faire apparaître leurs logiques singulières. Puis, en nous aidant de la multiplicité des théories individuelles mises à jour, et de leur confrontation, de trouver une compréhension globale de ce qui entame la vitalité des aventures collectives et de proposer une schématisation théorique générale.

Chacune des personnes interviewées a donné un segment de raisonnement, et avec ces segments, nous avons modélisé des pôles ou écoles, avec leur conception du collectif, leurs manières de résoudre les difficultés, les impasses rencontrées, les polarités qui les opposent.

Sur vingt-deux entretiens, la moitié ont été modélisateurs d’une école, c’est-à-dire que les personnes interviewées ont donné toutes les clefs d’un modèle sans évocation des deux autres. D’autres entretiens ont été modélisateurs de la négativité, de l’usure générée par l’application rigoureuse des principes de l’une des écoles. D’autres encore s’inscrivent principalement dans l’une des écoles mais sont conscientes de leurs limites et imaginent des pistes de résolution.

Voici comment se distribuent les entretiens au sein de chaque école [*]. Pour une bonne compréhension de la méthode, nous reprenons ici le détail de construction des écoles et pôles à partir des entretiens.
[* Voir notre article « Vitalité des aventures collectives » qui restitue le détail de l’analyse de contenu.]

° L’École de la Rupture apparaît de manière caractéristique dans quatre entretiens étudiés, mais occupe une place centrale voire fondatrice dans les expériences passées de plusieurs personnes de l’échantillon, (comme dans les trajectoires de vie de plusieurs  socianalystes, auteurs de cette enquête).

Parmi les expériences collectives citées en référence de cette école, on distingue deux types : des collectifs militants d’actions directes ; des collectifs de vie au sein de squats ou d’occupations légales.

° Sept expériences concrètes d’alternative aux modes de fonctionnement dominants, nourrissent l’École des Formes : d’une part, celles de grands collectifs qui œuvrent dans un champ social déterminé et s’inspirent parfois des approches institutionnalistes comme la pédagogie et la psychothérapie institutionnelles (hôpital psychiatrique, lycée autogéré, mouvement d’éducation populaire) ; et d’autre part, les expériences de collectifs ancrés dans un lieu (lieux culturels) ou un territoire (municipalité, ZAD) embrassant un ensemble de réalités diverses (le social, le politique, le travail, la santé, les liens sociaux, l’éducation, la culture…). Quand nous disons que ce sont de grands collectifs, ils comptent au minimum une centaine de personnes, et jusqu’à 850 membres.

° L’École des Relations Humaines apparaît de façon prononcée dans huit entretiens,  les deux tiers ont une pratique de l’intervention dans des collectifs en crise ou exercent le métier de soignantes en milieu psychiatrique. Sept sont des femmes et le huitième, un homme transgenre. Ajoutons que quatre d’entre elles participent au même collectif, à savoir Pivoine, le collectif commanditaire de la présente enquête.

Phase de restitution

Le processus d’enquête étant également un processus de formation et d’apprentissage, l’analyse par entretien a pris un temps considérable (nous étions une vingtaine pour l’analyse alors qu’en général une équipe de recherche tourne autour de cinq personnes maximum), et nous n’avons pas pu faire cette restitution aux personnes interviewées à la date annoncée, à la fin de la deuxième session de travail.

Nous avons alors convenu d’une troisième semaine d’analyse de contenu (à onze) pour parvenir à une synthèse, puis encore quelques semaines pour l’écriture à quatre mains des éléments dégagés. Idéalement, dans une perspective d’échange, nous aurions voulu une restitution orale et en présence de l’ensemble des personnes, mais cela semblait difficilement réalisable, c’est pourquoi nous avons opté pour une restitution uniquement écrite. Une première version du texte de synthèse a été diffusée en l’état, texte imparfait mais texte fait et envoyé aux personnes interrogées, à l’été 2021.

Pour en arriver à cette restitution, l’équipe de recherche est passée par différentes épreuves. Malgré les difficultés rencontrées au cours de ce travail, nous sommes néanmoins allé.e.s jusqu’au bout.

Le groupe avait pris du retard, les batailles autour du contenu ayant pris plus de temps qu’anticipé. La tentative de qualifier sociologiquement les écoles, obligeait à renoncer à certaines nuances, et à dissocier les personnes et les contenus. Ce problème n’est pas propre à cette session, selon les formateurs, quel que soit le sujet il revient régulièrement. Dans les formations-actions, l’analyse de contenu d’entretiens non-directifs oblige à regarder de manière critique ses propres implications.

Nous avons aussi rencontré d’autres phénomènes de résistance à la méthode et aux découpages. La synthèse supposait de réduire la richesse de la matière récoltée, cela impliquait une simplification, et un renoncement à une part de la richesse d’un millier de pages d’entretiens sur des questions passionnantes. Le passage de l’individu au sociologique était rendu difficile par l’exigence de respect des personnes. Une forte tension provenait également d’un recul devant l’exigence de présenter des résultats – certainement imparfaits – aux personnes interrogées : pour certains cela n’apparaissait pas comme réalisable, d’autres n’en percevaient pas le sens et la nécessité déontologique. De plus, la pression des délais était mal supportée. Le surcroît de travail n’avait pas été prévu à l’avance. Beaucoup avaient un planning personnel et professionnel ne leur permettant pas de rallonger le temps consacré à cette enquête, réalisée de manière bénévole.

D’autres tensions venaient de la réalisation d’un écrit : le rapport à l’écriture clivait le groupe entre celles et ceux supposés savoir ou aimer écrire, disposant de temps pour écrire, et les autres. Écrire n’était-ce pas une exigence universitaire réactivant parmi nous la tension entre savoirs experts et profanes, entre éducation populaire et recherche académique ? Et, entre stagiaires écrivants et formateurs, une tension entre exigence de perfection – qui diffère sans cesse la restitution au risque de ne jamais aboutir – et exigence de restitution dans les délais annoncés.

Une autre difficulté provenait de l’inégale intégration des contenus de chacun des 22 entretiens (tout le monde n’avait pas lu l’entièreté de la matière), ce qui accentuait les disparités dans l’équipe.

Enfin nous nous sommes heurtés à la nécessaire obligation de s’accorder sur plan d’ensemble de notre restitution. Il y avait une multiplicité de modèles concurrents de catégorisation, et malgré nous d’interprétations possibles, ainsi qu’une difficulté à trancher devant cette palette. Certains commençaient à douter que l’on trouve une solution satisfaisante pour tou.te.s. Mais lors de la troisième session, nous n’étions plus qu’une douzaine, et nous avons abouti à une représentation du phénomène de dévitalisation des collectifs, trouvé une logique transversale cohérente. Au fil des jours et des nuits, à force de chercher et de remuer la matière dans tous les sens, à l’aide de tableaux, de schémas, de découpages et de collages, une version s’est progressivement imposée, plus claire, explicite et conséquente que les autres. Et surtout cette version permettait d’organiser de manière cohérente la matière d’une manière qui nous semblait révéler au mieux l’esprit des entretiens.

Pour plusieurs raisons, il nous semblait important d’aller jusqu’au terme du travail engagé :

  • l’esprit de recherche fait que l’on s’attache à son sujet et qu’il serait frustrant de ne pas aller jusqu’au terme du chemin de construction de connaissances qu’on a initié ;
  • une raison éthique : on se doit (comme promis) de restituer aux interviewé.es les fruits de la démarche à laquelle ils/elles ont participé ;
  • comme tout artisan, aboutir à un objet fini et être en capacité de le présenter sont un plaisir et un acte social partagé ;
  • notre désir que ce document soit discuté et nous serve de base à de futurs travaux sur les dynamiques collectives.

Restituer au plus vite le résultat du travail réalisé au personnes interrogées, c’est dans l’approche transmise par Christiane Gilon et Patrice Ville, une démarche politique, une exigence scientifique, et une forme de respect. Cette démarche est un héritage du cinéaste ethnologue Jean Rouch. Il faisait toujours écouter ses enregistrements, il montrait aux personnes filmées et aux autres habitants les rushes promptement développés, et la compréhension qu’il en retirait. De la même façon, nous avons voulu, aussi vite que possible, restituer notre compréhension du mouvement général de la situation étudiée, C’est une manière de dire : « Voilà ce que nous voyons. Voici la façon dont nous nous représentons la situation à partir de ce que vous nous avez dit. C’est en quelque sorte l’état de la question selon vous, reformulé par nous. »
En restituant aux personnes interviewées, on ne demande ni validation ni évaluation. C’est une démarche d’échange, c’est un minimum déontologique de dire aux gens : « voilà ce qu’on a fait de ce que vous avez dit, on veut en discuter avec vous et bien sûr, si vous voulez vous en servir, allez-y, c’est à vous ! »
Le temps de l’enquête n’est en effet pas illimité. Il faut à un moment donné passer à l’exposé. C’est l’autre moitié du travail, et c’est un temps où la recherche doit être suspendue. On sait que ce n’est jamais exhaustif, mais c’est l’état de la question à l’instant T. L’expérience montre que parfois, on se noie dans les détails et qu’on perd le mouvement d’ensemble. C’est parfois l’état d’ébauche qui donne l’image la plus féconde.

Estimation du temps de travail

Ce travail a été beaucoup plus long qu’imaginé : dans cet exercice-ci, pour des raisons pédagogiques, l’équipe comptait dix-huit personnes, et vingt-deux entretiens ont été réalisés.
Habituellement, pour ce type d’enquête, on réalise une douzaine d’entretiens avec une équipe de cinq personnes.

Voici de manière schématique une idée de la temporalité qu’exige ce type de travail :

  • 1 jour pour analyser la commande et préparer la question de lancement (5 jours Femme/Homme)
  • 1 à 2 jours pour prendre contact, mener l’entretien et le retranscrire (12 à 24 jours F/H selon la longueur des entretiens, il faut compter en moyenne, deux ou trois heures de retranscription pour une heure d’entretien)
  • 1 jour pour mettre au point tous ensemble les catégories de lecture (5 jours H/F)
  • 1 jour à deux personnes par entretien, pour surligner selon les catégories de lecture, et faire la synthèse d’un entretien (donc 12 jours, pour des binômes = 24 jours F/H)
  • 5 à 8 jours de synthèse tous ensemble (25 jours F/H a minima)
  • la rédaction de la restitution, qui dépend de la vitesse d’écriture et de la clarté de la synthèse construite. Si celle-ci est bien élaborée, « les mots pour le dire arrivent aisément, car ce qui se conçoit bien s’énonce clairement… » (5 jours H/F).

Pour une étude qualitative standard de 12 entretiens, nous pouvons compter 76 jours de travail par personne, le travail étant réparti sur une équipe de 5 personnes.

Focus sur la socianalyse 

Cette enquête, cette recherche, cette formation-action émane et a été portée par des praticien.nes qui exercent le même métier, celui de socianalyste en vue de parfaire leur pratique de la non-directivité et les capacités de reformulation.

La socianalyse tout comme l’enquête par entretiens est une pratique de transformation sociale qui au-delà de l’élaboration de savoirs liés à l’expérience, englobe le pouvoir de trancher sur la manière dont le savoir produit sera transformé en action

Ce chapitre donne donc à voir sommairement une pratique d’intervention particulière, parmi bien d’autres, qui permet à des collectifs qui vivent une situation de blocage de pouvoir la dépasser.

Genèse socio-historique

La socianalyse est une méthode d’intervention qui a fondé le champ de l’Analyse Institutionnelle. Elle est née à la fin des années 1960 et a été conçue par René Lourau et Georges Lapassade. Bien que cette méthode ait été progressivement invisibilisée dans le monde académique – elle est avant tout ancrée sur le terrain – sa pratique n’a jamais cessé d’être exercée, pensée et développée par Christiane Gilon et Patrice Ville. Depuis 2016, elle connaît un regain auprès d’une nouvelle génération de praticien.nes. [Voir : Magali Arnould, Christiane Gilon et Patrice Ville, (2020).]

L’Analyse Institutionnelle est apparue dans le sillage de la pédagogie institutionnelle, la psychiatrie et la psychothérapie institutionnelle, l’ethnologie ou l’anthropologie dans le sens où ces disciplines sont nées de renversements qui ont lieu à partir de la guerre de 40 mais aussi durant les années 60. Nous sommes dans des contextes socio-politiques de bouleversements et de mouvements sociaux multiples (guerres dont guerres d’indépendance, critiques du totalitarisme, autogestion yougoslave, mai 68…) qui sont autant de manifestations de la critique sociale en actes, autrement dit celle qui œuvre pragmatiquement à la transformation du monde. Dans le même temps, on assiste à un renversement de la posture du praticien chercheur. Ces pratiques (pédagogie, psychothérapie, sociologie) ont en commun de pousser le chercheur ou la chercheuse ou le/la praticien.ne à se questionner sur son mandat social : qu’est-ce que je fais quand je fais ce que je fais ? Pourquoi suis-je ici ? Pour qui, pour quoi j’agis ? Se poser ces questions permet de questionner l’évidence apparente des pouvoirs, mais surtout de mettre à jour les rapports de pouvoir implicites qui fondent et organisent l’ensemble de nos rapports sociaux.

La socianalyse est une pratique d’Analyse Institutionnelle en situation, une analyse institutionnelle en actes, qui permet d’interroger et de mettre à jour les rapports de pouvoir dans une visée pratique de transformation de cette situation.

L’institution comme mouvement dialectique

L’institution, ici, ne se confond ni avec les infrastructures (l’établissement ou l’organisation) ni avec les superstructures (l’État, L’Église). Elle les relie les unes aux autres. L’institution est donc comprise comme un mouvement, une dynamique, un système antagonique entre des formes et des forces sociales. Ces forces sociales en se frottant, en se confrontant fondent, instituent des formes sociales (des règles, des lois, des modes d’organisation, des pratiques, des gestes, des modes de pensées…), et ce, dans un mouvement continu, perpétuel qui fabrique la transformation sociale.

L’institution est vue comme une dialectique qui comporte trois moments : l’institué, l’instituant et l’institutionnalisation.

Il faut entendre par moment, non pas le sens commun d’instant, de laps de temps. Le terme « moment » se rapporte ici à son étymologie latine « movimentum », elle se rapporte au mouvement. Le moment est l’aptitude de la force à faire tourner, basculer un système.

Ce qu’on regarde donc dans les moments dialectiques, ce sont à la fois, à partir de quoi et d’où une force s’exerce, son intensité et sa capacité à modifier le système. Ces trois moments ont lieu en même temps : c’est une vision que l’on nomme synchronique et qui s’oppose à une vision diachronique, c’est-à-dire de temps qui se succèdent.

L’institué est ce qui est déjà là, les normes, les lois, les évidences, l’ordre en place. Il est ce qui unit, qui permet de faire « un », nous le nommons universalité.

L’instituant est la négation de cet ordre, est ce qui s’oppose, qui est en désaccord avec ce qui est institué. Il est le moment de la particularité : des parties qui se détachent, qui se divisent du tout, du un et qui viennent contester cette universalité.

L’institutionnalisation correspond au moment où il y a intégration de l’instituant dans l’institué, autrement dit recomposition de l’institué par l’instituant, ou encore normalisation des forces instituantes. Ce moment est appelé singularité, il est le moment de conjonction qui nient à la fois les particularités mais aussi l’universalité, il les met ensemble.

La socianalyse par son dispositif d’intervention cherche à révéler ce système antagonique entre des formes et des forces sociales, à mettre à jour la dialectique sous-jacente de l’entité qui fait appel à nous, à découvrir les socio-logiques qui fondent la situation à laquelle nous nous confrontons.

Un dispositif en situation critique

Pris dans le flux permanent du quotidien et/ou par manque d’entraînement, la fonction de critique sociale qui permet la transformation ne peut ne pas toujours s’exercer laissant alors s’accumuler petit à petit une série de tensions qui débouche sur une crise. La crise est le temps où les formes sociales n’arrivent plus à contenir les forces qui la traversent et la constituent. En se bloquant les unes les autres, elles s’exacerbent et c’est là qu’elles deviennent aussi les plus lisibles.

Bien que cette période tendue soit vécue comme une situation de blocage, la crise porteuse de mouvement est une menace autant qu’une possibilité : la situation oblige à une prise de décision (étymologiquement κρίνɛίν en grec, signifie juger, choisir, décider).

Les personnes qui font appel à nous sont confrontées à une situation sur laquelle elles n’ont plus tout à fait prise. Leur dynamique collective peine à se mouvoir voire est bloquée. La crise peut être plus ou moins chaude, c’est-à-dire avec un haut niveau de tensions qui exacerbent les affects et/ou qui créent des événements jugés violents (conflit interpersonnel, bouc-émissaire, burn-out, agression, exclusion, départ…). Une crise peut aussi être froide, ou larvée. Même si elle ne présente pas un haut niveau de tensions, les personnes impliquées ont du mal à comprendre et à élucider le système dans lequel elles se trouvent. Les leviers sur lesquels elles s’appuient pour redonner du mouvement à leur dynamique sont inopérants ; les mêmes mécanismes insatisfaisants se représentent parfois inlassablement (problème de communication, troubles dans les rôles, statuts et fonctions, organisation du travail ou de l’action, turn-over, disparition des membres, des publics et des usagers…). Certaines situations ont aussi trait à un futur qui est craint ou trop incertain, le collectif éprouve des difficultés à poser des choix, prendre des décisions (investissement important comme l’achat d’un terrain, changement de missions, ouverture du collectif, départ d’un fondateur, augmentation salariale, création d’une charte, d’un règlement…).

La socianalyse peut ainsi répondre à une multiplicité de situations très différentes. En effet, elle n’est pas un outil attaché à un problème spécifique comme le serait par exemple la sociocratie pour répondre à des problèmes d’organisation du travail, mais elle permet l’analyse de situations par les personnes impliquées dans ces situations et l’accompagnement d’un mouvement de transformation choisis et décidé par ces mêmes personnes. La socianalyse est l’art de construire des dispositifs, elle crée une forme particulière qui aide à travailler le fond. Si les formes sont mobiles, les principes sur lesquels et à partir desquels le dispositif est construit sont quant à eux intangibles.

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Pour citer cet article : ARNOULD Magali, GILON Christiane, PEETERS Archibald, « Naviguer collectivement » – les dessous de l’enquête : https://corpus.fabriquesdesociologie.net/vitalite-des-aventures-collectives/
Mise en ligne en novembre 2023.
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Une réflexion sur « « Naviguer collectivement » – les dessous de l’enquête »

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