Ce texte a fait l’objet d’une communication le vendredi 27 septembre 2013 lors du séminaire « Estrategias y colaboraciones interdisciplinarias » (stratégies et collaborations interdisciplinaires) à l’Université de Rovira i Virgili, Campus à Tarragona. Je l’ai complété avec des exemples et des précisions.
Le projet « Expéditions » repose sur un protocole expérimental interdisciplinaire qui a pour but d’interroger le motif de l’expédition. Celui-ci se déploie historiquement en sciences sociales, en art et en pédagogie, sous la forme d’une conquête des représentations, des valeurs et de la connaissance, et plus concrètement de voyages d’exploration. Notre équipe interdisciplinaire s’est donc trouvée en situation d’éprouver, d’une façon empirique, les fondements historiques de nos attitudes de recherche, d’intervention et d’interprétation des territoires sociaux et culturels, ici des quartiers dits « populaires » et « stigmatisés ». Ce texte propose une réflexion sur les stratégies de travail en commun. Il montre le rôle que joue le principe de collaboration interdisciplinaire dans notre capacité à inventer. Émerge alors une zone d’inventivité qui se manifeste dans des circonstances inattendues. Nous le voyons notamment à l’issue des résidences de trois semaines de travail, à Rennes, à Tarragona et à Varsovie, résidences qui ont accueilli plusieurs chercheurs en sciences sociales, des artistes et des pédagogues.
Quand l’art et les sciences sociales se rencontrent
Le projet « Expéditions » [1] fonctionne comme une mise en scène, à savoir une situation collaborative qui s’inscrit dans une démarche artistique de questionnement de la réalité étudiée et de la manière dont nous la fabriquons. Cette nature réflexive se manifeste lorsque les artistes s’introduisent dans des domaines, des médiums ou des fonctions inhabituels, par exemple la science, le documentaire, le social… C’est le cas de la pratique du documentaire développé par Sven Augustijnen dans sa vidéo « spectres » [2]. Ce documentaire constitue à la fois un objet d’investigation historique à propos du rôle de la Belgique dans l’assassinat de Patrice Lumumba en 1961, et un objet de questionnement de son médium ; ici l’auteur interroge le processus de fabrication objective de son sujet et la façon dont les acteurs du film documentaire construisent leur propre version de la réalité. Dans ce type de pratique artistique, l’artiste fabrique une scène, sur laquelle va se tenir un jeu, le tout formant un terrain d’étude et de représentation esthétique. Avec le projet « Expéditions », la scène produite est celle d’un protocole expérimental qui découvre un entre-deux (une brèche), en rejouant des processus de rencontre, d’observation, de description, de création d’images, de production, de validation et d’exportation de cette connaissance. Dans un premier temps, j’expliquerai ce que j’entends par « zone d’inventivité », puis j’analyserai quelques cas d’apparition de « zone d’inventivité » dans le projet Expédition.
La collaboration interdisciplinaire est l’élément majeur de ce protocole expérimental. Il répond aux exigences de poursuite de mon travail de recherche en fin de thèse, où je concluais ainsi :
Cette présente étude « est une proposition d’orientation et d’action pour une recherche appliquée en arts plastiques. Il s’agit d’expérimenter et de développer la nature active et insoumise de l’art à des fins exploratoires et instigatrices du monde. Ce projet sollicite le concours d’autres disciplines des sciences humaines […]. Nous sommes donc disposés à poursuivre cette recherche dans un souci d’ouverture, de collaboration et de transformation [3] ».
Ce qui fonde la pratique artistique, et que nous partageons tous dans chaque discipline, c’est notre capacité à inventer. Avec « Expéditions », nous la mettons au travail à deux endroits, d’abord dans la constitution d’un « commun », dont Pascal Nicolas-Le Strat dit qu’il « n’a de chance d’aboutir que si des personnes aux intérêts divers, voire disparates, acceptent de s’impliquer collégialement dans un processus, en ayant conscience qu’il leur appartiendra de définir et de délimiter ce processus, de le caractériser et de le négocier. Les partenaires s’engagent d’un commun accord, mais sans nécessairement s’accorder sur l’ensemble d’une perspective [4] » ; nous inventons ensuite lorsque nous interrogeons nos pratiques de recherche, un problème évoqué par Isabelle Stengers à propos des sciences modernes. Elle appelle à « mettre en risque » [5] les questions autour desquelles se fédèrent les scientifiques et donc « d’ouvrir ces questions » qui concernent finalement l’humain, le groupe, la société civile. Cette mise en risque s’active au moment de la contestation, celui d’un regard récalcitrant envers l’activité scientifique. C’est pour Stengers une perspective riche, une « réussite » scientifique qui porte en elle une puissance transformatrice. L’auteur donne pour exemple le cas de certains ethnologues de l’époque coloniale, qui se mettent en danger, coupent leurs vivres, enlèvent leur tenue et partent à la rencontre d’égal à égal avec les personnes étudiées. La plus-value ressort ici d’un apprentissage collectif des savoirs humains.
Par conséquent, dans le projet « Expéditions », les zones d’inventivités émergeraient en deux endroits. D’une part, nous pouvons innover collectivement, ou plutôt faire surgir l’innovation de nos frottements disciplinaires, existentiels, humains, culturels. D’autre part, une telle situation de travail implique le développement d’une intention réflexive à l’égard de nos pratiques de recherche, artistiques et pédagogiques.
À ce stade, l’idée d’inventivité doit se comprendre comme une réponse heureuse qui fait suite à un acte puissant et inaugural. D’abord, celui-ci surviendrait accidentellement, de manière inopinée. Ensuite, il résulterait d’une situation inhabituelle. Cet acte ne répondrait alors à aucun projet formel ni à aucune forme prédéterminée. Il doit nous surprendre, peut-être même nous bouleverser, plutôt que d’être l’issue d’un raisonnement rationnel. Permettre des zones d’inventivité s’oppose donc à toute idée de progrès pragmatique, laquelle aboutit à une société sans surprises, aux logiques de management que l’on connaît, au culte de la performance industrielle et du spectacle. Ici, l’inventivité est comprise comme l’aboutissement d’une action qui n’est pas évaluée comme résultat pratique, mais comme une forme nouvelle et des questions nouvelles (quand bien même ces formes n’ont pas d’usages immédiats, qu’elles compromettent leur existence et qu’elles font affront à la réalité et au sens commun).
Si un acte inaugural ne peut se comprendre qu’a posteriori, la question est de savoir comment il est possible de le suggérer. C’est un point paradoxal, dont l’étude implique que nous serions en mesure de « prévoir l’imprévisible ». Pourtant, deux éléments me semblent résoudre ce paradoxe et préparer les conditions de l’inventivité. L’un d’eux concerne le rôle que joue l’art dans la réalité sociale, notamment lorsqu’un projet artistique entraîne plusieurs personnes issues de différents domaines de travail. En effet, loin de manquer de sérieux, la discipline de l’art peut « chapeauter » un ensemble de compétence sans pour autant être soumise à un environnement stable. C’est dans ce sens que la pratique de l’art lorsqu’elle inaugure un projet collectif peut influencer l’émergence des zones d’inventivité. Et cette situation sera d’autant plus créative si l’on s’appuie sur des collaborations interdisciplinaires, non dans le texte, mais dans l’expérience des contraintes et des frictions qu’elles provoquent. Le contexte des résidences pendant le projet « Expéditions » aura largement contribué à ce phénomène. Viennent alors les zones d’inventivités.
Le contexte pédagogique
Un premier exemple qui eut lieu pendant les résidences concerne la collaboration avec les travailleurs sociaux et, bien sûr, avec les enfants. Je me suis rendu compte que le contexte pédagogique entraînait une « logique d’activité », logique ouverte sur de multiples domaines de compétences, dans le but d’enrichir l’activité pédagogique. Mais cette logique produisit aussi quelques difficultés pour les artistes ou les chercheurs, dans la mesure où la collaboration n’est constructive que si elle fonctionne dans les deux sens. L’artiste ou le chercheur doit pouvoir trouver un espace de travail en compagnie des enfants, avec les pédagogues. Les dispositifs se croisent, s’entrechoquent, jusqu’au moment où ils s’empêchent mutuellement. C’est à ce moment-là qu’il faut introduire du changement. J’ai suivi cette question dans mon journal de bord dans lequel j’écris : « Cette logique [d’activité] est provoquée par les contraintes du travail des pédagogues […]. Ils ont besoin de prévoir et d’engager une activité constante à heures fixes dans la journée. […] C’est la structure même du métier qui est à l’œuvre. C’est donc une priorité qu’il faut partager entre les disciplines [6] ». Plus loin au cours de la résidence je remarque qu’« il est évident que la logique d’activité et l’organisation nécessaire à l’encadrement des enfants empêchent une collaboration libre [au sens libre de toute contrainte temporelle], comme c’est le cas entre les artistes et les chercheurs. […] Les artistes et les chercheurs qui le veulent s’inscrivent sur des moments d’activité pour inviter les enfants dans leur dispositif. Dorota Porowska [artiste chorégraphe], par exemple, souhaite mener des ateliers d’exercices corporels tous les jours [7] ». L’enjeu, ici, et la difficulté, est de ne pas se laisser envahir. Or ce point est délicat et les frictions se manifestent notamment sur un mode assez formel, pendant les temps de réunion informelle. J’écris dans mon journal : « La dérive organisationnelle des apéros socio créer des tensions, car les individus ne se retrouvent pas en tant qu’acteur, mais se sentent assujettis à une autorité incarnée par les impératifs du pédagogue ». Cette difficulté empêche de nombreuses collaborations, ce qui au fond est une issue comme une autre. Cependant, d’autres attitudes voient le jour. Lors de la résidence à Tarragona, l’artiste Unai Reglero, à la faveur de ses facilités à communiquer (il est Espagnol), entraîne les enfants du quartier de Camp Clar dans son travail. J’écris à son sujet : « [les enfants dans le contexte pédagogique] forment la matière première de son travail, à la fois comme acteurs de son dispositif (le film “lo importante es la base”) et comme public exploré, dans un sens intrusif. Il pense à eux comme à un groupe d’individus avec lequel il faut agir en commun. Il les invite donc à peindre avec lui, à jouer la comédie, etc. La phrase “lo importante es la base” est un dispositif à elle seule, un outil, un totem. L’artiste l’inscrit dans le contexte d’“Expéditions” pour la faire jouer, l’adapter, l’introduire. Il fait de même dans le quartier de Camp Clar. Il laisse sa trace. Il serait important de connaître le sens symbolique d’une telle intrusion, comme un message évangélique [8] ». Le fait de partager la même langue avec les enfants facilite la démarche d’Unai, mais au-delà de cela, la collaboration résulte d’un consensus au sein duquel apparaît une zone d’inventivité de façon inattendue. D’un côté, Unai propose une activité qui s’insère parfaitement dans le cadre le l’animation pédagogique, et de l’autre le travail avec les pédagogues fonde une matière sociale de l’art qu’Unai saura utiliser à bon escient.
L’exploitation réciproque des compétences
Un autre cas concerne à présent l’exploitation réciproque des compétences. Il s’illustre parfaitement entre la sociolinguiste française Nolwenn Troël-Sauton et l’artiste Espagnole Unai Reglero. J’écrivais à ce propos que, selon Nolwenn, « la collaboration pose problème dès lors qu’elle porte atteinte à la déontologie de la pratique […]. Unai l’entraîne vers un programme de communication qui vise à rentrer en contact avec les habitants du quartier et à obtenir des informations. Selon les explications de Nolwenn, Unai propose de laisser à Nolwenn la place d’interviewer en tant qu’“étrangère ignorante [situation pertinente] pour recueillir des mises en mots plus clairs” [9]. De mon point de vue, Unai est prêt à déployer et à détourner tous les outils de communication utiliser par les médias pour mobiliser le plus de monde. Il n’y voit aucun inconvénient à manipuler le questionnaire, car cela semble être pour lui un moyen de provocation et de diffusion de l’information. Or, Nolwenn reste dubitative. Ce type d’investigation court le risque d’influencer le territoire exploré, tandis que, me dit-elle, en sociolinguistique, les chercheurs tendent à mettre au point des méthodologies qui réduisent cette influence, c’est-à-dire l’impact qu’opère la présence du chercheur. […] Il y a d’un côté un problème déontologique pour Nolwenn, et de l’autre un acte de résistance chez Unai […] D’autre part, Nolwenn [doute] de la validité des informations acquises par ce moyen qu’elle estime à la limite de l’honnêteté [10] ». De toute évidence, l’artiste Unai recherche la spontanéité plutôt que l’objectivité scientifique. Je poursuis mes observations en notant que « La collaboration avec Unai produit entre eux une relation de travail complémentaire, mais partiellement destructrice [de leur protocole]. […] Nolwenn est certaine que la manière de conduire les entretiens impacte le milieu étudié, et fausse donc le matériel obtenu [11] ». Le questionnaire élaboré par Nolwenn et Unai a le potentiel de faire apparaître une zone de créativité, dans la mesure où il inquiète les exigences du sociolinguiste et où il est manipulé par Unai de façon à déterrer les clivages et les préjugés. Par exemple, la question sur l’identité catalane des habitants du quartier de Camp Clar (très excentré dans la ville de Tarragona) réactive un débat latent, y compris au sein de l’équipe d’« Expéditions ». Je remarque que « chacun se sent investi d’un devoir de vérité. Et cette vérité est inévitablement menacée par le projet, dans la mesure où toute vérité est un objet de remise en question permanente. L’incertitude des réponses obtenues ne permet pas de généraliser […]. Se dessine alors l’arrière-plan du consensus sur l’identité catalane. L’innocence de Nolwenn à cet égard semble offrir à Unai une distance suffisante en tant que Catalans pour poser la polémique en douceur. Il déploie sa tactique offensive avec une certaine quiétude [12] ».
La question du langage
La situation linguistique place une grande partie de l’équipe des explorateurs dans la peau de l’étranger. « Ma première impression, explique l’anthropologue Zofia Dworakoska, est celle d’une personne étrangère arrivant à Maurepas et venant de très loin [13] ». Les collaborations sont donc affectées par des problèmes de communication pratique, mais elles donnent à chacun l’avantage d’une forme de lucidité distante. Je me suis penché sur cette question lors de la première résidence européenne à Tarragona. « En même temps que nous construisons un langage commun, aussi réduit qu’il soit, chacun de nous est en mesure d’adopter une attitude critique et endurante vis-à-vis du modèle culturel de son interlocuteur. L’étranger, nous dit Alfred Schütz, traverse une situation de crise qui l’oblige à “interpréter le modèle culturel […] et de s’orienter en son sein [14].” Ce modèle sert de référence non questionnée aux membres d’une même communauté linguistique et comporte en lui-même sa propre évidence. Pour pénétrer et comprendre ce modèle, l’étranger doit remettre en question tout ce qui va de soi. Son adaptation est un “continuel processus d’enquête” [15]. Il est en mesure au bout d’un certain temps de percevoir les marges d’interprétations qui entourent un mot dans une autre langue, sans pour autant l’utiliser de façon pertinente, naturelle et spontanée. Les allants de soi qui sont en vigueur chez son interlocuteur ne le sont pas pour lui, car lui-même se rend compte de l’inefficacité de ses propres repères dans sa situation d’étranger. Se développe en lui une certaine lucidité, une clairvoyance sur les conceptions ordinaires que les personnes d’un même langage partagent sur le monde. Au sein de l’équipe d’“Expéditions”, chacun semble être lucide sur la fragilité de nos conceptions, et les concepts les plus simples sont souvent discutés entre nous pour y être reconstruits. Cette situation favorise donc un esprit critique sur notre projet et les travaux que nous y entreprenons individuellement [16]. » Jusqu’au dernier jour de résidence, nous devions redéfinir ensemble des mots tels qu’« exposition », « restitution » ou « collaboration ». Nous avons utilisé un langage commun entre nous, l’anglais, sans qu’aucun de nous sache véritablement le parler nativement. Le contact avec les personnes locales rencontrées s’est aussi joué sur beaucoup de gestes, un désir de communiquer, une volonté de partager. L’échange, habituellement, se fait avec la parole, ce qui facilite l’envie de donner quelque chose en retour aux personnes étudiées (exigence manifestée par les chercheurs en sciences humaines durant le projet dont j’écarte pour ce texte l’analyse critique qu’il me semble nécessaire de faire au regard du motif de l’expédition). Lorsque le langage n’est plus accessible, la communication se déploie sur d’autres modes, en partageant des repas avec les familles du quartier, en faisant quelque chose « pour les habitants », en arrangeant les infrastructures du quartier, en échangeant des images, des photos, en dessinant au lieu de parler, et d’autres moyens qui à mes yeux contribuent à l’émergence d’une zone d’inventivité. Le partage des problématiques
Un dernier point m’apparaît intéressant à évoqué, c’est le partage des problématiques au sein de l’équipe pluridisciplinaire pendant les résidences d’« Expéditions ». Chaque soir vers 19 h, un dispositif de rencontre informelle se tenait dans un bar du quartier, ou autre espace convivial. Il s’agissait des « apéros-socio » (social drink en anglais) [17]. À ce moment-là, il était convenu d’aborder le sujet que l’on souhaite, dans l’espoir de partager une réflexion, ou de construire ensemble une discussion, tout en gardant une ambiance assez détendue. Au bout de plusieurs semaines, nous remarquions que les échanges revenaient sur certaines difficultés récurrentes produites par la situation de travail. C’est alors qu’une question a surgi de la bouche de l’artiste français Richard Louvet, en ces termes : en quoi et comment l’artiste peut-il résoudre un problème de sociologue ? Le peut-il moins dans la discussion que dans les faits ? « Richard explique qu’il ne peut pas aider les sociologues. Sur des questions de fond, d’accord ! mais pas sur des problèmes techniques, affirme-t-il. La question de la perturbation intervient ici comme un responsable, qui nous pousse à être créatifs, certes, mais qui justifie aussi notre existence dans le métier. […] De là ressurgit un principe à la base du caractère collectif du projet, chacun reste un individu et aucun dispositif ne doit être systématisé. En somme, nul n’est tenu de s’enfermer dans un processus de questionnement réflexif qui ne le concerne pas [18] ». De nombreuses collaborations entre artistes et chercheurs ou artistes et pédagogues se sont réduites à quelque chose de très binaire : le chercheur émettait un désir d’image, l’artiste exécutait avec toute ses compétences. Parfois, cette expertise produisait des déplacements dans les attentes du chercheur, voire, engendrait une petite aventure rocambolesque comme ce fut le cas à Rennes lors de la collaboration entre l’anthropologue Zofia Dworakowska et l’artiste Richard Louvet. Zofia collectait des images de balcons dans le but de les étudier et d’illustrer ses théories, Richard c’est alors lancé dans un bricolage mobile afin de réaliser un travelling vidéo sur deux longues rues du quartier [19]. Cette collaboration entre artistes et chercheurs donne un sens au propos du sociologue Pierre Grosdemouge, membre d’« Expéditions », lorsqu’il dit que « dans ces moments de difficultés rencontrées par le chercheur, c’est le plus créatif qui fera la différence [20]. » Nous ne savons pas de quelle différence il parle précisément, mais certainement pas d’une accumulation de donnée plus ou moins réussie ; il s’agit plutôt d’un déplacement méthodologique qui permet d’accéder à une réalité jusque-là dissimulée. Et cette opportunité inopinée est également valable pour l’artiste, qui lui aussi engage une action de prise de vue, pour reprendre l’exemple de Zofia et de Richard, dont la possibilité restait pour lui-même ignorée. Cette collaboration dont je fus témoin représente pour moi un des moments emblématiques d’« Expéditions », à savoir qu’il traduit justement de façon brute la naïveté d’une expédition engagée par deux êtres en terres inconnues. Il s’agit d’un moment préscientifique, et préartistique, un moment où s’ouvre une zone d’inventivité inaugurale et imprévisible.
Pour conclure, l’expérience d’« Expéditions » regorge de zones d’inventivité, mais le but de cet article est moins d’en faire la liste que de réfléchir à la manière de les rendre possibles. Nous sommes tous confrontés à un problème dans nos métiers, confrontés également à une histoire qui pèse ou un contexte institutionnel qui nous empêche. Le principe de collaboration interdisciplinaire est ici mis en scène dans un cadre volontairement instable, dans le but de faire émerger des situations nouvelles. Je n’engage pas ma parole sur le fait que tout contexte instable engendre des situations nouvelles, de même que je ne parie pas sur le fait qu’une collaboration interdisciplinaire génère forcément une forme de travail créatif et productif. L’expérience « Expéditions » fournit certes des éléments méthodologiques utiles notamment dans le registre de la recherche-action, ou bien sûr dans une recherche appliquée en art plastique — dont j’aimerais voir accompagner plus souvent la recherche théorique, ne serait-ce que pour donner à l’art et aux artistes une autre place que celle de producteur de programmes culturels et divertissants. « Expéditions » nous parle de ce qui nous reste encore à accomplir pour une pratique complémentaire, un regard lucide et une pratique émancipée sur chacune des disciplines qui concernent l’art, la recherche et la pédagogie.
Notes:
[1] Pour plus d’information sur le projet, voir www.expedition-s.eu
[2] Documentaire Belge sortie en mars 2013
[3] Romain Louvel, La provocation expérimentale : étude consacrée à la provocation expérimentale dans l’art et à son usage dans une pratique artistique, Thèse de doctorat en arts plastiques soutenue en 2010 à l’université de Rennes 2, p.230 [http://tel.archives-ouvertes.fr/docs/00/55/20/30/PDF/TheseLouvel.pdf]
[4]Pascal NICOLAS-LE STRAT, Agir en commun / Agir le commun. Comment constituer et configurer un « commun » ?, http://www.le-commun.fr/index.php?page=agir-en-commun-agir-le-commun, mis en ligne en juin 2012.
[5] Isabelle Stengers, Une autre science est possible, Manifeste pour un ralentissement des sciences, Paris, Éditions La Découverte, 2013, p.67-70.
[6] 15 janvier 2013, Tarragona.
[7] 22 janvier 2013, Tarragona.
[8] 8 février 2013, Pornic.
[9] Nolwenn Troël-Sauton, Déplacements interdisciplinaires, http://expedition-s.eu/les-carnets-de-residence/deplacements-interdisciplinaires
[10] 21 janvier 2013, Tarragona.
[11] 21 janvier 2013, Tarragona.
[12] 21 janvier 2013, Tarragona.
[13] Zofia Dworakoska, Les Traces individuelles à Maurepas, Journal Expéditions, Rennes, mars 2013, p.18 [http://expedition-s.eu/actualites/journal-expeditions/].
[14] Alfred Schütz, L’Étranger, Paris, Éditions Allia, 2012, p.7.
[15] Ibid p.39.
[16] 21 janvier 2013, Tarragona. Cette partie là de mon journal est en partie retranscrite en ligne http://expedition-s.eu/les-carnets-de-residence/la-langue/
[17] Dispositif inventé par Pascal Nicolas-le Strat lors de la première partie du projet « Expéditions » en France, à Rennes, en mars 2012.
[18] 18 mars 2013, Rennes.
[19] Pour voir la vidéo http://expedition-s.eu/les-carnets-de-residence/travelling-caddie/
[20] 16 mars 2013, Rennes.
Pour citer cet article : Romain Louvel, « Zone d’inventivité », https://corpus.fabriquesdesociologie.net/zone-dinventivite/, mis en ligne le 7 octobre 2013