Martine Bodineau – Juillet 2021
Cette chronique a été rédigée dans le cadre d’un projet d’écriture collective, initié par une équipe du réseau des Fabriques de sociologie, invitant à « déployer nos histoires d’objets, de lieux, de gestes… ».
Les textes ont été réunis dans un Livre-objet intermédiaire intitulé Nom de code « Déployer », fabriqué artisanalement par Thomas Arnera et Nicolas Sidoroff et présenté au cours des rencontres « Faire commun, faire recherche en quartiers populaires » des 7 et 8 octobre 2022, à la MSH Paris-Nord à Saint-Denis (projet de recherche soutenu par l’EUR ArTec).
Un des textes du livre-objet « Une porte qui l’ouvre » a été publié dans la revue Agencements, n°9, mars 2023, Editions du commun. (Voir l’article sur Cairn).
Titulaire d’un doctorat en sciences de l’éducation, chercheuse associée au laboratoire Experice - Université Paris 8, Martine Bodineau conjugue une expérience de militante de quartier à Saint-Denis (93) et de chercheuse intervenante. Elle s’exprime volontiers au travers de chroniques, d’images et de dialogues plus ou moins imaginaires.
** Les notes situées à la fin de l’article sont également accessibles en pdf: ici
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Louis Staritzky1, dont le texte Fabriquer nos bancs a ouvert cette série consacrée au motif des « objets, lieux, gestes… », introduit son récit par de cette question :
« A partir d’où et quand déployer une histoire ? C’est la question que je me suis posée au démarrage de ce récit, c’est-à-dire, au moment où celui-ci circulait dans ma tête dans différentes directions et depuis différentes positions. Trouver le lieu et le moment où raconter une histoire qui raconte d’autres histoires […] ».
Je me suis trouvée face à la même question et le texte de Louis m’a incitée à faire apparaître, moi aussi, l’histoire de la fabrication de mon récit. Nos écrits, dans leur forme aboutie, racontent une (ou des) histoire(s) mais ils ont eux-mêmes une origine, une motivation qui interviennent aussi bien dans leur contenu que dans leur forme et que nous passons le plus souvent sous silence.
Comme Louis l’écrit, il s’agit bien de faire récit d’une histoire pour « déployer » les autres. Ou du moins quelques unes, parce qu’il est probable que nos infimes histoires, situées, vécues, renvoient à tant d’autres que nous ne pourrons pas toutes les évoquer.
Alors lesquelles retenir ? Comment trouver le point de départ, l’élan, le « truc » assez peu formulable qui va enclencher l’envie, l’énergie « créative » et qui va procurer le plaisir d’écrire ?
L’origine de ce texte est issue de mon envie de raconter à quelques personnes un épisode des péripéties de cette salle associative, qu’elles connaissent sous le nom de « salle de Martine ». Il s’agit de quelques membres du réseau des Fabriques de sociologies avec lesquels je corresponds régulièrement et qui connaissent bien le lieu parce qu’il a accueilli de nombreuses initiatives du réseau, lorsque les salles de l’Université de Paris 8 (notre port d’attache) ne sont pas disponibles, ou lorsque différentes circonstances nous incitent à profiter de sa situation au centre-ville de Saint-Denis et de son confort2.
Je me suis donc employée à rédiger le message que je souhaitais leur adresser. Mais l’idée m’étant venue de rédiger par la suite une chronique plus aboutie, j’ai rapidement délaissé l’écriture spontanée qui convient à une correspondance pour m’engager dans une rédaction plus rigoureuse, si bien que l’élan initial se perdait au fil des paragraphes. Mon intention de rapporter l’anecdote elle-même, la situation vécue dans l’instant, ne fonctionnait plus dans cette nouvelle perspective.
J’ai tenté de revenir au point de départ et de rédiger cette correspondance, qui pourrait par la suite tenir lieu d’introduction à un texte plus développé. Mes différentes tentatives n’étant pas concluantes, j’ai abandonné le texte pendant quelque temps, dans l’espoir de trouver une piste fructueuse plus tard.
J’avais tout de même fait part, au cours d’un échange avec quelques personnes sur un autre sujet, de mon intention de rédiger ce texte :
« J’ai entamé une chronique de la « salle de Martine » parce qu’une clé a traîné dans la boîte à lettre […] et quelques ados du coin (on le suppose) l’ont piquée et viennent dans la salle la nuit. C’est embêtant parce que le lieu est très sale […] et on ne peut guère laisser un trousseau dans la nature. Mais j’estime que « ça fait partie du jeu » et que ce genre d’incident relève de « l’ancrage local » de ce lieu ».
Voilà donc un premier aperçu du sujet initial de la chronique !
Et puis, en retour, j’apprends qu’un projet d’écriture se dessine autour d’un thème formulé comme suit : « déployons nos histoires d’objets, de lieux, de gestes… ». Cette perspective me procure une nouvelle motivation et une nouvelle piste pour me remettre au travail : « l’objet clé » va-t’il me permettre de « déployer » mon récit ?
Détenir la clé : sens propre et sens figuré
Me laissant inspirer par cette question, j’ai pensé à la superbe clé rouillée qui traîne, depuis de nombreuses années, dans un coin de la maison où je vis pendant ces mois d’été. Elle m’a rappelé les illustrations des livres de conte de mon enfance : des histoires dans lesquelles il était question d’épreuves qui permettent de trouver la clé magique accédant à je ne sais plus quoi de fabuleux … Selon mon compagnon, cette clé ouvrait l’ancien grand porche en bois de la cour, remplacé plus tard et dont la clé n’est plus que le banal objet en métal de notre quotidien, n’évoquant rien d’autre que son usage pratique.
Si les clés de notre quotidien ne sont, à première vue, que des objets qui ne stimulent guère l’imagination et ne sont dotées d’aucun pouvoir magique, leur dimension symbolique demeure cependant. Elles sont tout de même le précieux moyen d’accéder à notre « chez nous ». Nous les conservons en permanence dans un endroit précis (cela pour les plus organisés et/ou soigneux et/ou prévoyants … d’entre nous) et nous les transportons dans nos poches ou nos sacs à main, cartables et autres sacoches, à chacun de nos déplacements. Ou bien nous passons régulièrement beaucoup de temps à les chercher, craignant de les avoir oubliées ou perdues quelques part…
Détenir les clés d’une porte d’entrée n’est en effet pas anodin : le partage d’un lieu de vie ou d’activité, un accès autorisé, une responsabilité à assumer. Et, au sein d’un collectif, disposer des clés représente un enjeu important : qui a les clés, qui peut les confier à qui, selon quelles procédures plus ou moins définies, plus ou moins appliquées ?
Si le lieu associatif – que je présente brièvement ici avant d’en raconter l’histoire – est un peu « ma salle », c’est parce que je m’y suis investie dès mon installation dans l’immeuble qui l’abrite (l’îlot 9 de la « ZAC Basilique »3), il y a plus de trente ans, et parce que je dispose de plusieurs trousseaux de clés. Je dispose également des « pleins pouvoirs » sur la gestion du planning de réservation, les locataires de l’immeuble, qui l’appellent simplement « la salle », y ont accès le week-end pour l’organisation de fêtes familiales ou de rencontres associatives. Ils me téléphonent ou sonnent à ma porte pour la réserver et y viennent chercher les précieuses clés ou me les rendre.
Durant la semaine, la salle accueille les activités proposées par deux associations : un cours de yoga pour adulte qui a lieu trois soirs par semaine, et un atelier d’éveil musical pour les enfants, les mercredi et samedi matin. Il m’arrive également de confier les clés à des occupants occasionnels, dont des amies artistes qui manquent cruellement de lieux de travail.
Le lieu est géré par l’Amicale des locataires, que j’ai contribué à créer avec quelques-uns des premiers occupants de cet immeuble flambant neuf, et dont j’occupe aujourd’hui encore le poste de présidente (qui ne suscite guère de vocations). Mais l’association s’étant progressivement affaiblie, je bénéficie d’un soutien de principe de la part des membres dirigeants (figurant parmi les locataires les plus anciens) et d’une large liberté d’action.
Cette salle est aussi un second « chez moi » parce qu’elle a été le « pied à terre » de tous les projets collectifs auxquels j’ai contribué ou que j’ai initiés, qu’ils concernent mon engagement associatif dans le quartier ou mes expériences durant ma trajectoire à l’Université de Paris 8.
Cette trajectoire, qui m’a menée d’une reprise d’étude en fin d’année 2003 à la soutenance d’une thèse en 20174, s’est d’ailleurs nourrie de ce « mélange des genres ». Dès la première année de ma formation, les étudiants participant au cours de socianalyse de Patrice Ville5, basé sur la réalisation d’une enquête « grandeur nature », se sont retrouvés un beau soir dans « ma salle » pour prolonger une séance de travail jusqu’à une heure avancée de la nuit. Le retard pris dans la journée mettait en péril le démarrage de l’enquête (prévu dans les délais restreints de l’organisation des cours) et l’inquiétude s’amplifiait à l’approche de l’heure de fermeture des locaux de « l’annexe de Paris 8 » où le cours se tenait6. J’ai annoncé que j’avais accès à une salle disponible dont la clé se trouvait dans ma poche (elle était accrochée à mon trousseau personnel à cette période). C’est ainsi, après une petite pause dans un café du centre-ville de Saint-Denis, que nous nous sommes retrouvés, assis en cercle sur des tapis de yoga, pour une séance de travail des plus mémorables.
Outre les initiatives des Fabriques de sociologies, la salle a accueilli les étudiants du Master de sciences de l’éducation de l’Université Paris 8, au cours de plusieurs éditions de l’atelier de recherche-action que j’ai animées, avec Pascal Nicolas-Le Strat (professeur) et Louis Staritzky, ces dernières années (depuis 2013)7. Les étudiants apportaient de quoi alimenter la table à café et s’installaient dans les différents coins de la salle, durant les temps de travail en petits groupes, assis sur des chaises, des bancs ou sur le sol.
Aujourd’hui, la clé de la salle n’est plus accrochée à mon trousseau personnel. Elle est toujours une banale petite clé plate, plus simple et plus légère que les clés sophistiquées ouvrant nos serrures « sécurisées », mais elle ne suffit plus pour accéder à la salle. Il faut à présent disposer d’un « bip » ou télécommande (récepteur de radiomessagerie peut-on lire sur une page du site Wikipédia), actionnant le volet métallique qui protège la porte.
Cette installation a été réalisée par le bailleur de l’immeuble (la société Antin Résidences), aux environs de l’année 2006, suite à plusieurs cambriolages. On verra que la question de la protection du lieu a soulevé des réflexions concernant la légitimité de ses occupants (qui se protège de qui ?) et la manière dont il pouvait contribuer davantage à la vie sociale locale. Ces réflexions m’ont en effet incitée à ouvrir le lieu aux habitants de l’immeuble qui, hormis les membres actifs de l’Amicale des locataires, n’y avaient pas eu accès jusque là.
Les volets se sont révélés efficaces mais le système d’ouverture télécommandée présente tout de même quelques inconvénients. Outre le grincement que produit le frottement du métal sur les rails de guidage, capable de réveiller la moitié du quartier (et qui n’évoque guère le grincement de lourdes et mystérieuses portes antiques…), les « bip » fournis par le bailleur doivent être programmés par une entreprise spécialisée. Pour remplacer ceux qui se détériorent avec le temps ou pour en obtenir de nouveaux, il faut donc en passer par les procédures prévues par le bailleur, régissant les interventions des prestataires. Malgré l’aide précieuse du gardien de l’immeuble, en poste depuis de nombreuses années, il faut souvent redoubler de patience pour espérer obtenir les interventions demandées.
Les clés de la salle aux multiples noms
Initialement, et pour en venir à la partie « historique » des histoires de la salle, les clés ont été détenues par les fondateurs de l’association des locataires, créée sous le nom de « Amicale des Arbalétriers » (en 1987). Emprunté à la « Maison des Arbalétriers », un monument historique qui jouxte l’immeuble8, ce nom est également le nom « officiel » de la salle, relativement peu usité.
Il faut tout de même signaler à ce propos « les Z’arba », nom inventé beaucoup plus tard par le chaleureux groupe des tricoteuses de l’association « Tricot Partage » qui a fréquenté la salle pendant quelques temps pour la tenue de ses ateliers9.
A son origine, elle était fréquemment appelée « le local » parce que son statut administratif, défini par des textes officiels, est celui d’un « local collectif résidentiel (LCR) », correspondant à l’obligation faite aux bailleurs de construire des « mètres carrés sociaux » dans les ensembles d’immeubles HLM, en proportion du nombre de logements. Par convention signée avec le bailleur, ce LCR a été mis à disposition de l’Amicale. Cette situation mérite d’être signalée parce qu’il s’agit du seul local collectif du quartier géré de manière autonome. L’organisme public « Plaine Commune Habitat (PCH) », principal bailleur du parc HLM de Saint-Denis et des villes composant l’agglomération « Plaine Commune »10, s’est arrogé la gestion des LCR et l’a confiée à un service centralisé, basé dans les bureaux de son siège social (et non pas aux agences locales).
« Le local » était donc occupé par l’Amicale, pour les séances de travail de ses instances et pour les réunions des adhérents qui, durant les premières années, représentaient une grande partie des locataires (jusqu’à 80 locataires pour 130 logements). Sa principale fonction était de gérer les relations avec le bailleur, au sujet des classiques (et fastidieuses) questions d’entretien des appartements et des parties communes et celles liées à la facturation des loyers et des charges locatives. Mais l’association s’était également donnée l’objectif de favoriser la vie collective au sein de l’immeuble, invitant les habitants à des rencontres conviviales plusieurs fois dans l’année.
Les premières activités de loisir ont été organisées de manière informelle. L’atelier d’éveil musical a été ouvert pas une musicienne, habitante de l’immeuble à cette période, et le premier cours de yoga, animé par un professeur que j’avais invité en compagnie d’une de mes voisines, ne réunissait que quelques participants. Les activités se sont développées progressivement et de nouvelles associations ont été accueillies. En 2002, les six associations travaillant dans la salle se sont structurées au sein d’un collectif, adoptant lui aussi le nom de « Collectif associatif des Arbalétriers », proposant seize ateliers hebdomadaires de pratiques corporelles et artistiques, pour un public d’adultes et d’enfants.
Par la suite, une partie des ateliers a été organisée dans un autre lieu du quartier (la « salle du Moulin Choisel » gérée par le bailleur Plaine Commune Habitat) afin d’alléger le volume d’occupation de la salle. Plusieurs associations ayant cessé leurs activités depuis, le Collectif réunit à présent quatre associations, réparties dans les deux lieux11.
Les trousseaux de clés se sont donc multipliés au fil du temps. Il en existe aujourd’hui une bonne douzaine d’exemplaires. Chaque animatrice des ateliers dispose du sien ainsi que la personne assurant le ménage. Sauf oubli accidentel de leur part ou panne soudaine des « bip », je n’ai pas à m’en préoccuper. On verra que ce sont les trousseaux confiés aux habitants pour leurs activités du week-end qui m’obligent à un suivi régulier. Ayant réussi dernièrement à obtenir de nouveaux « bip » dûment programmés, je les ai confiés à quelques voisines qui m’aident à organiser leur distribution.
Comme indiqué précédemment, c’est une série de cambriolages qui, d’une manière à première vue paradoxale, m’a incitée à développer l’accueil des familles.
Des clés pour ouvrir ou des clés pour fermer ?
L’émoi, provoqué par ces « intrusions » répétées et surtout par le vol des instruments de musique de l’atelier d’éveil musical, incitait les membres du Collectif à envisager des solutions pour protéger le lieu. Il était question de l’installation de volets, d’une alarme et éventuellement d’une caméra de vidéo surveillance. Réagissant d’abord, moi aussi, sur un mode émotionnel, j’ai tout de même réussi à prendre quelques distances pour envisager la situation d’une autre manière (aidée en cela par les premiers acquis de ma formation universitaire).
Les options envisagées me sont alors apparues en totale contradiction avec les objectifs que nous prétendions servir. En prétendant agir « pour le bien commun » (comme les associations culturelles ou artistiques le font le plus souvent et parfois avec une certaine facilité ou complaisance), nous étions surtout préoccupés par le confort de nos activités.
« Protéger » le lieu signifiait conforter l’appropriation, pour notre compte, d’un lieu appartenant légitimement aux locataires de l’immeuble et auquel ils n’avaient pas accès. Autant nos ateliers répondaient utilement aux attentes d’une certaine partie de la population (habituée à s’inscrire dans le cadre d’activités structurées – activités hebdomadaires à heures fixes – et capable de contribuer financièrement), autant elles ne concernaient pas les habitants de l’immeuble, ni ceux du quartier HLM de la « ZAC Basilique ». J’ai longtemps cautionné l’idée que ces activités jouaient un rôle dans la vie sociale du quartier mais j’ai pris clairement conscience à cette occasion que ça n’était pas le cas.
J’en venais à considérer que nous avions véritablement « confisqué » la salle et que les « intrusions », telles que nous les vivions de l’intérieur, pouvaient tout aussi bien être lues comme la revendication légitime d’un droit d’accès à ce lieu collectif. Si le vol des instruments semblait bien être le fait de cambrioleurs – ce qui a été confirmé plus tard, une partie des instruments ayant été retrouvée grâce au signalement d’un vendeur (j’ai oublié les détails précis de cet épisode) –, les autres « intrusions » semblaient davantage provenir de jeunes adolescents du quartier.
Ce renversement, permettant d’abandonner une vision « depuis l’intérieur » pour prendre en compte l’inscription du lieu dans son environnement, m’a fait réaliser que nous étions en train de participer à la tendance qui se dessinait dans le quartier, chacun souhaitant se protéger de « l’extérieur », c’est-à-dire de ses voisins. Comme je l’écrivais dans un message adressé aux membres du Collectif, les perspectives pouvaient s’inverser : « Les habitants demandent beaucoup à se protéger en ce moment, et vous savez qu’une des solutions avancées est de fermer l’accès des îlots. Le libre accès est considéré comme un danger. Si cela se mettait en place, [ce sont les participants de nos activités] qui deviendraient des intrus ».
Durant cette période, l’Amicale et plusieurs associations de locataires du quartier tentaient de résister à cette tendance « sécuritaire » qui était encouragée par les promoteurs des programmes de rénovation de plusieurs îlots de la ZAC et à laquelle les représentants de la municipalité ont fini par se résoudre (renonçant aux options défendues initialement : les « dalles » reliant les immeubles étant conçues comme des circulations publiques)12.
Nous nous sommes donc contentés d’obtenir l’installation des volets métalliques pour protéger les baies vitrées de la salle et nous nous sommes efforcés de créer davantage de liens entre les associations et les habitants de l’immeuble, notamment en proposant des animations artistiques durant les temps festifs organisés par l’Amicale.
Cette orientation est à l’origine de la très belle initiative, sans doute la plus marquante de l’histoire de la salle, de l’immeuble et au-delà : une déambulation sonore et vocale, intitulée « Dédaldîlo », parcourant les dalles et les rues du quartier et marquant des arrêts en différentes « escales » proposant les spectacles ou les animations de plusieurs associations locales.
Les deux éditions (de juillet 2010 et 2011), que j’ai contribué à concevoir avec quelques habitantes du quartier et les artistes des deux associations animant les ateliers de musique et de théâtre dans la salle, ont été préparées au cours d’ateliers ouverts, tenus durant les week-end des mois de mai et juin13.
La circulation des clés de la main à la main
L’accueil des familles le week-end s’est développé progressivement. Après les fêtes familiales des membres actifs de l’Amicale, puis de leurs voisins, les demandes de la part des locataires se sont multipliées grâce au bouche à oreille, si bien que la salle est aujourd’hui occupée très régulièrement. Cette activité s’inscrit à présent dans mon quotidien : je dispose d’un petit agenda spécialement destiné aux réservations de la salle dans lequel j’inscris les options, les confirmations, les changements et autres annulations, au gré des appels téléphoniques et des messages que je reçois au fil de la semaine. Lorsque je m’absente, je me préoccupe de confier à l’avance les clés aux personnes concernées et je dois parfois aller réclamer celles qui ne m’ont pas été rapportées, en craignant d’avoir oublié à qui j’avais remis l’un des trousseaux que je ne trouve pas dans le « panier à clés » où ils sont rangés.
C’est une préoccupation qui n’est pas anodine, mais le fait de permettre l’accès à cette salle est le seul engagement que j’ai conservé au titre de l’association des locataires, aujourd’hui très peu active, et qui me permet de maintenir quelques relations avec mes voisins. Les voisines qui disposent des clés et me secondent dans cette tâche, notamment durant mes absences prolongées, participent également à ces échanges.
Les activités des familles et celles des ateliers réguliers cohabitent sans trop de difficultés malgré quelques incidents14 : on me signale parfois que le lieu n’a pas été correctement nettoyé et rangé durant le week-end. Mais je considère que ces désagréments sont le prix à payer, relativement modeste, pour maintenir cette cohabitation et qu’ils sont suffisamment rares pour confirmer que le pari de la confiance réciproque est une option pertinente.
Il arrive également que les festivités du week-end débordent largement l’horaire convenu (20h) et que les voisins me demandent d’intervenir lorsqu’elles sont trop bruyantes, n’osant pas le faire eux-mêmes. Il est vrai que ça n’est pas très agréable de « débarquer » dans ce contexte pour rappeler aux personnes les quelques « règles », régissant ce rapport de confiance, et pour leur demander de mettre fin au moment agréable dont ils sont en train de profiter.
Mais le souvenir que je garde de ces quelques épisodes est plus amusant que désagréable : d’abord contrariée d’être dérangée au cours d’une soirée bien avancée et m’apprêtant à « rappeler à l’ordre » ces joyeux fêtards, je me détends le plus souvent en échangeant avec eux, acceptant leurs excuses et me laissant tenter par leur invitation à goûter les pâtisseries ou le punch fait maison. Après l’une de mes interventions, je suis repartie avec une bouteille de vin que j’ai été sommée d’accepter pour clore l’incident et marquer la confiance rétablie. (Il est important de noter que, durant toutes ces années, personne n’a adressé de plainte au bailleur ou à la municipalité, comme on aurait pu s’y attendre dans ces circonstances).
La clé dérobée
C’est donc dans le contexte de la longue histoire de ce lieu collectif que s’inscrit l’anecdote qui a motivé la rédaction de la présente chronique.
En ce lundi de juin 2021, Laure, qui anime un atelier de danse dans l’autre lieu, la « salle Choisel », a réservé la salle pour filmer la dernière création chorégraphique de sa petite troupe. Elle m’indique qu’elle a trouvé le lieu très sale : « le sol noir et poisseux, des mégots répandus partout ». Voilà qui est surprenant parce que la salle n’était pas occupée durant le week-end. La personne qui l’avait initialement réservée, à qui j’avais confié la clé en prévision de mon absence, avait annulé et rendu les clés à mon fils, selon mon souvenir. Je lui téléphone pour avoir confirmation, nous ne savons donc pas ce qui s’est passé. Le samedi suivant, Myriam, qui anime un atelier d’éveil musical en matinée, m’appelle pour me faire part de la même découverte désagréable à son arrivée dans la salle. Il y a décidément un problème, quelqu’un doit être en possession des clés.
Je pense au trousseau qui a été déposé dernièrement dans la boîte à lettre de l’association et qui pourrait bien avoir été dérobé, comme cela s’est déjà produit il y a plusieurs années. Nous évitons d’ordinaire d’y déposer les clés mais, ayant dû anticiper la date de mon départ pour la période d’été, je n’étais plus sur place pour récupérer celle que j’avais confiée à une amie comédienne pour ses séances de répétition. J’ai donc eu recours à cette solution, dans l’attente que mon fils puisse s’en charger. Myriam me confirme qu’il y avait bien une enveloppe dans la boîte à lettre la semaine précédente et qu’elle n’y est plus.
Alors que faire ? Faut-il appeler la police, comme me l’a suggéré un voisin lorsque je lui ai fait part de la situation ?
Je doute fort que la police accorde suffisamment d’importance à cette affaire pour intervenir. Le vol des instruments de musique, qui avait donné lieu à un dépôt de plainte, n’avait été suivi d’aucune enquête. Et, si toutefois elle intervenait, que se passerait-il et quel sens cela aurait-il ? En quoi une intervention policière apporterait-elle une réponse adéquate au « problème » qui nous occupe et que s’agit-il, en fait, de résoudre ? Faut-il retenir la dimension « délictueuse » de cet incident ou l’appréhender au travers de la vie sociale locale à laquelle cette salle associative prétend participer ?
Ce voisin s’est immédiatement ravisé quand je lui ai dit que je comptais plutôt régler cette affaire « comme au village ». Originaire d’Afrique, cet homme chaleureux que je connais depuis peu organise des réunions dans la salle chaque mois, avec des personnes qui s’associent pour venir en aide au village dans lequel vit leur famille. Il a bien saisi le sens de mes propos et m’a assurée de son aide en cas de besoin.
Après quelques investigations, l’hypothèse qu’il s’agissait de quelques jeunes adolescents de l’immeuble ou de ses environs, prenant plaisir à venir dans la salle à l’insu des adultes, se confirmait. Les voisins que j’ai interrogés m’ont dit avoir entendu le bruit du volet métallique, tard dans la nuit ou au petit matin, et Laure s’est souvenue avoir croisé un groupe de jeunes gens15 qui circulait autour de la salle et semblait attendre qu’elle la libère. Elle n’y avait pas attaché d’importance sur le moment.
J’ai regretté de ne pas être sur place pour aller faire quelques tours aux abords de la salle, dans l’espoir de récupérer cette clé mais aussi de discuter avec eux. Ils font certainement partie des jeunes habitants que je connais, de plus ou moins près, qui s’installent régulièrement en différents lieux de l’immeuble, en particulier le hall et les espaces situés sous les fenêtres de mon appartement.
La seule solution que nous pouvions envisager dans l’immédiat était de changer la serrure et de distribuer à tout le monde une nouvelle clé. J’avais commencé à échanger avec le gardien de l’immeuble et les amies du Collectif, à ce propos, afin d’organiser cela au mieux, à distance.
Dans le même temps, j’ai tout de même contacté une de mes jeunes voisines, pour qu’elle avertisse ses frères et les « grands » de l’immeuble et leur demande d’aller voir ce qui se passait dans la salle durant la nuit. Peut-être pourraient-ils gérer cette affaire eux-mêmes et, à défaut, j’espérais que l’information circule et arrive aux oreilles des jeunes gens concernés.
Les jours suivants, aucune trace de leur présence n’a été signalée et ma jeune voisine m’a indiqué que ses frères n’avaient vu personne. J’ai patienté encore quelques jours, jusqu’à l’appel de Myriam qui, visitant la boîte à lettres, a eu la surprise de découvrir que la clé disparue s’y trouvait à nouveau.
La morale de l’histoire : la clé retrouvée
Je n’en ai pas su davantage mais peut-être faut-il en rester là et se contenter d’apprécier la conclusion heureuse de cet épisode. Celle-ci montre à quel point les solutions amiables et les attitudes indulgentes apportent de meilleures réponses que la dramatisation d’évènements qui, malgré les désagréments qu’ils occasionnent et l’énergie qu’ils réclament, ne sont guère que des incidents de la vie collective.
Et, après tout, on peut considérer qu’en dérobant la clé et en occupant la salle clandestinement, les jeunes gens ont manifesté leur intérêt à son égard et confirmé l’enjeu social qu’elle représente. Ils ont participé à la vie collective, dans leur rôle d’adolescents turbulents. Cela dit, le fait de défendre cette interprétation ne m’incite pas à tomber dans la complaisance ou la démagogie, attitude que les jeunes gens reprochent aux adultes et qu’ils expriment par la formule « Ils sont hypocrites » (à supposer que je traduise correctement leurs propos). J’ai la réputation de ne pas « mâcher mes mots » et ceux d’entre eux qui fréquentent les abords de mon appartement sont habitués à entendre mes commentaires et parfois à subir de franches « engueulades ». Ils ne m’en tiennent pas rigueur et le fait que les adultes jouent eux aussi leur rôle, vis-à-vis d’eux, est une attente de leur part, à ce qu’il me semble. J’aurais donc bien aimé pouvoir leur dire ma « façon de penser », en particulier à propos de l’état dans lequel ils ont laissé la salle.
Mais la fin heureuse de l’histoire ne résout pas la difficile question de la place des plus jeunes dans la vie sociale et dans les lieux collectifs.
Les adolescents et les jeunes adultes n’ont pas l’occasion de profiter de la salle. La relation de confiance qui s’est installée progressivement avec certains d’entre eux, notamment les plus âgés, m’aurait permis de les accueillir, mais organiser une fête sans pouvoir la prolonger durant la soirée et la nuit, ne les enthousiasme guère.
L’expérience des anniversaires, organisées par des jeunes filles en journée, avaient aussi montré les limites des possibilités offertes par le lieu, comme en témoigne la dernière anecdote que je livre ici :
Au cours d’un samedi après-midi (de juin 2020), alors qu’un anniversaire devait accueillir une quinzaine d’invitées et que j’étais sortie pour faire des courses, j’ai reçu plusieurs appels téléphoniques de la part de voisins quelque peu affolés. A mon arrivée, il y avait plutôt quarante jeunes gens que quinze, occupant bruyamment la salle et ses abords. Les jeunes filles m’ont expliqué que les personnes initialement conviées avaient invité leurs amis et que les adolescents du quartier s’étaient « incrustés » à leur tour pour profiter de la fête. J’ai dû interrompre les réjouissances, avec l’aide d’une voisine, à regret et avec difficulté. Il nous a fallu une bonne heure pour gérer la situation : faire partir les jeunes gens (qui s’éloignaient pas petits groupes et poursuivaient leurs conversations quelques mètres plus loin) et superviser le ménage en négociant pour que les organisatrices, enthousiastes à l’idée de profiter de leurs amies encore un moment, ne soient pas trop nombreuses.
Cet après-midi agité m’a tout de même donné l’occasion d’un amusement que j’ai partagé avec les amies du Collectif, auxquelles j’écrivais :
« […] je dis souvent aux jeunes [à propos de leurs activités nocturnes bruyantes], et je l’ai dit aux générations précédentes, qu’ils seront les premiers à râler quand ils seront adultes et qu’ils risquent de régler les choses de façon plus expéditive que moi. Un jeune homme, plus que trentenaire, est venu me parler parce que sa mère habitant sur place l’avait appelé. Il me demandait de ne plus accepter ce genre de fête, [m’expliquait] que les jeunes fumaient la chicha devant la porte de sa mère, etc…
Il y a quinze ans, il faisait partie du groupe turbulent qui s’installait tous les soirs devant ma porte, avec lequel je négociais et que j’ai fini par apprécier. Je le lui ai rappelé, il avait oublié semble-t-il ».
La salle n’est en effet « pas faite pour ça », selon notre appréciation réaliste d’adultes, mais l’important est de constater qu’il n’existe aucun lieu dans lequel les plus jeunes peuvent se réunir et faire la fête.
Ce constat est absent des débats publics, alors que les désagréments causés par la présence des jeunes gens dans les espaces communs des immeubles (difficiles à vivre au quotidien, je peux en témoigner…) est une préoccupation constante. Les lieux qu’ils occupent étant le plus souvent considérés comme des lieux de « deal », cet amalgame (largement cautionné par les discours officiels) justifie les revendications « sécuritaires » évoquées plus haut, et contribue certainement à occulter la question de l’espace réservé à la vie sociale des adolescents et jeunes adultes.
La plupart des projets d’intervention culturelle ou sociale, soutenus par les politiques publiques, affichent l’objectif de « favoriser le lien social » et « le vivre ensemble », cela au moyen d’activités ponctuelles plus ou moins « participatives ». Mais les initiatives des habitants et les efforts qu’ils fournissent pour favoriser de vraies relations de voisinage, au quotidien, passent inaperçus et ne font l’objet d’aucun intérêt.
Pourtant, la morale de cette histoire est bien que « le lien social » est une affaire de vies et de relations humaines, inscrites dans la banalité de la réalité quotidienne. Si les « tambours et trompettes » des projets censés animer les « quartiers » sont à même de répondre positivement à certaines attentes ou besoins (détente, plaisir, joie, distraction, humour, poésie, curiosité intellectuelle…), les relations sociales restent l’affaire de ceux qui les vivent, là où ils sont16.
Malgré sa longue existence et la richesse des expériences qu’elle a abritées, la « salle des Arbalétriers » est restée le plus souvent discrète et relativement éloignée des initiatives institutionnelles, et c’est sans doute mieux ainsi.
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Pour citer cet article : BODINEAU Martine, Une histoire de clé ou les enjeux d’une salle associative, https://corpus.fabriquesdesociologie.net/une-histoire-de-cle-ou-les-enjeux-dune-salle-associative/
Mise en ligne en mai 2023
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NOTES
1 Louis Staritzky est docteur en sciences de l’éducation – Université Paris 8, Laboratoire Experice.
2 Elle offre un large espace libre que nous pouvons installer selon nos besoins et un coin cuisine, sommairement équipé mais suffisant pour préparer le café et le pique-nique collectif du midi.
3 Il s’agit d’un ensemble d’immeubles HLM, construit au cours des années quatre-vingt à l’emplacement d’une partie de l’ancien centre-ville de Saint-Denis, devenu vétuste et entièrement détruit (situé à deux pas de la réputée Basilique « des Rois de France » et aujourd’hui de la station de métro du même nom).
4 La fabrique d’une sociologie de l’intérieur : regard ethnométhodologique sur un parcours d’apprentissage, de recherche et d’action, soutenue en juin 2017 à l’Université de Paris 8, sous la direction de Jean-Louis Le Grand (professeur en sciences de l’éducation) et Pierre Quettier (ethnométhodologue, maître de conférences en sciences de l’information et de la communication). En ligne prochainement.
5 Socianalyste, Maître de conférences en sciences de l’éducation jusqu’en 2013. (GILON Christiane, VILLE Patrice, 2014, Les arcanes du métier de socianalyste institutionnel, Presses Universitaires de Sainte Gemme – En ligne).
6 Ce lieu insolite, situé en limite de Saint-Denis, sur la commune de Stains, a été détruit quelques années plus tard.
7 Les étudiants ont travaillé en lien avec différents collectifs de Saint-Denis. (Voir le blog de l’édition 2017-18 et l’article de Martine Bodineau, « Quatre leçons apprises du terrain : l’erreur ou l’insuffisance comme ressources pour la recherche et l’apprentissage », Agencements: Recherches et pratiques sociales en expérimentation, n°4, déc. 2019 – En ligne).
8 Voir sur Wikipedia
9 L’association a accueilli des étudiants durant une des éditions de l’atelier. Le blog mentionné plus haut présente quelques récits de cette rencontre.
10 L’Établissement public territorial Plaine Commune regroupe neuf villes.
11 Le Collectif bénéficie d’une subvention de la municipalité depuis sa création qui complète la contribution des associations et permet de couvrir les quelques frais de fonctionnement et, surtout, le salaire de la personne assurant le ménage des locaux chaque semaine.
12 L’actuel programme de rénovation prévoit également la fermeture des accès de l’immeuble voisin (l’ïlôt 8).
13 Cette expérience a contribué à la naissance du projet des Fabriques de sociologies, que j’ai concocté avec Pascal Nicolas-Le Strat à la fin de l’année 2011 (cf. Chroniques des Fabriques, p. 5.
14 Cette cohabitation est également une originalité du lieu, les autres locaux du quartier accueillant uniquement des associations, dont les associations de locataires quand elles existent. Celles-ci, très actives dans les années quatre-vingt sont à présent peu nombreuses.
15 J’emploie souvent cette expression, quelque peu désuète, pour éviter que le mot « jeune » ne revoie aux représentations habituellement associées aux « jeunes des quartiers », comme cela se produit dès qu’ils s’agit des habitants des banlieues.
16 Je m’associe volontiers à Lilian Bathelot et Yves « Ours » Koskas (Nous sommes la culture – Ours éditions ) pour affirmer que c’est aussi dans la vie quotidienne que se trouve notre authentique culture : « Le lecteur […] comprendra que je me définisse comme ennemi de ce qu’est devenu notre culture, dans le sens qui aurait dû rester premier du mot. Car il est évident que la réalité de notre vie est bien plus importante que les moments où l’on consomme – ou même fabrique – ce pauvre ersatz de vie que l’on appelle culture. La culture consumériste est à la culture du quotidien ce qu’est l’agriculture industrielle à la production vivrière. » (p. 4)
« Car la conception de la culture pour laquelle j’éprouve quelque intérêt, c’est précisément celle qui s’ancre dans le quotidien, qui donne un sens à nos vies. Celle qui fait que l’on se sent vivant, qui nous rapproche des autres, qui nous rend acteurs de notre vie sociale. Celle qui fait que soudain, l’on existe par nos actes. Évidemment, c’est le seul vrai sens possible du mot culture. » (p. 5-6)