La participation des publics à l’élaboration des politiques publiques qui les concernent, aux décisions qui conduisent aux grandes orientations de ces politiques publiques est au cœur des questions qui se posent de manière transversale au champ du travail social depuis 15 ans, et de la politique de la ville depuis plus de 30 ans.
Cette question trouve une tentative de traitement dans la loi du 02 janvier 2002 dans le champ social et médico-social, avec la mise en place d’une série d’outils et de dispositifs (projet d’établissement, conseil à la vie sociale, groupes d’expression des usagers…), en énonçant la volonté de « mettre l’usager au cœur du dispositif », expression tellement rebattue qu’elle en est devenue un adage du secteur.
Elle se trouve également remise à l’ordre du jour dans le rapport Mechmache-Bacqué qui a servi de base à la refondation des nouveaux contrats de ville appelés à se mettre en place à partir de juin 2015.
Elle est également au cœur des politiques publiques de parentalité. En incitant, depuis la fin des années 1990, à la création des « Réseaux d’Écoute d’Appui et d’Accompagnement des Parents (REAAP), la participation des parents est posée comme une injonction. Pourtant, force est de constater l’échec de cette participation.
Quelle posture les intermédiaires du champ social peuvent-ils construire pour mettre en place des configurations innovantes et des outils pour une coopération entre différents types d’acteurs ? Pour une confrontation entre un savoir d’usage issu des publics, un savoir issu des politiques et un savoir expert ? Quelles transformations opérer pour réunir les conditions de cette coopération ?
Dans cet article, je propose d’aller à la rencontre de cette question à partir de la situation du chercheur et de l’activité de recherche, en interrogeant sa posture singulière et le rapport induit entre le chercheur et les personnes enquêtées, à travers la mise en place de situations de retour.
Émergence de la question
C’est d’abord du lieu de ma pratique professionnelle d’éducateur spécialisé, alors que j’étais membre d’un collectif « Réseau Parentalité », que cette question a émergé.
Ce réseau local rassemble un grand nombre de professionnels issus d’associations ou d’institutions du territoire, intervenant dans le champ de l’enfance et de la petite enfance.
Les professionnels se retrouvent au sein de ce réseau parce qu’ils ont en commun le fait de mettre en œuvre des actions qui sont, directement ou indirectement, adressées à un public adulte dont une des caractéristiques est d’être « parent ».
Ils se retrouvent dans une préoccupation commune de soutien de ces adultes dans leur « rôle de parent ».
L’engagement dans une démarche de formation et de recherche (Diplôme d’État en Ingénierie Sociale, adossé au Master Intermédiation et Développement Social – Université Montpellier 3) a produit un déplacement significatif. Effectuant mon mémoire de DEIS et Master sur les questions de parentalité (fonctionnement du réseau, objet « parentalité », politiques publiques de soutien à la parentalité), je me suis trouvé à la fois détenteur d’informations que les autres membres du réseau ne possédaient pas, mais également auteur d’analyses qui ont modifié mon regard sur des éléments au cœur de la vie du réseau. Ceci a conduit, progressivement, à décaler ma position vis-à-vis du groupe.
J’ai ressenti un inconfort grandissant à me trouver détenteur d’une forme de savoir qui me paraissait impartageable du fait qu’il a produit une mise en question des acquis du groupe, des croyances partagées, voire du bien fondé de l’objet même de notre travail commun.
Par ailleurs, le fait d’enquêter auprès de professionnels impliqués dans le réseau a généré des attentes, des demandes de retour. Lié à ces personnes par la confiance accordée et la parole livrée, je me suis trouvé en difficulté pour produire des éléments critiques à l’égard de leurs pratiques ou de leurs représentations.
Ce déplacement est venu mettre au jour la dimension du rapport de pouvoir et des enjeux démocratiques au centre des questions de participation et fait émerger une série de questions.
Quelle posture construire, à partir d’une position singulière et solitaire, pour que l’analyse produite puisse avoir une fonction contributive à la vie du collectif et aux actions mises en œuvre ?
Comment prendre part au collectif et permettre à ce collectif de bénéficier des analyses produites dans la recherche, pour qu’elles nourrissent, qu’elles servent d’appui à la réflexion et aux changements ? En somme, comment opérer un retour à l’attention de ceux qui ont permis l’analyse, dans la perspective d’une élaboration commune ?
Construire des dispositifs de retour : une question de responsabilité
Carolina Kobelinski, ethnologue, s’interroge, à travers une enquête menée au sein de différents Centre d’accueil pour demandeurs d’asile (CADA), sur le besoin, voire la nécessité, d’opérer un « retour » auprès des personnes enquêtées, un retour qui puisse leur être utile, et donc sur la « responsabilité sociale du chercheur » et sur « l’utilité sociale de la recherche » [1].
Elle décrit sa surprise, alors qu’elle se percevait comme extérieure à l’organisation et hors de toute implication, à voir surgir la demande, de la part des professionnels, d’une « véritable restitution » [2] des observations effectuées. A contrario, elle constate l’absence d’intérêt porté à sa recherche par les usagers du CADA, « socialement dominés » [3], et s’interroge sur ce décalage et sur les conditions d’un retour et ses effets auprès de deux populations différentes.
Elle montre que les attentes de retour des premiers sont le reflet de ce que sa présence et son regard suscitent. Se pensant en dehors de l’institution, elle se rend compte qu’elle est investie fantasmatiquement par les travailleurs sociaux, de manière forte et ambivalente : à la fois vécue comme un espoir de transformation sociale (transformation des rapports de force au sein de la structure ou transformation des pratiques) et comme une crainte d’être espionnés ou évalués.
Effectuer un retour à l’attention des enquêtés est un attendu du point de vue de l’ethnologie et « engage certainement la responsabilité sociale du chercheur, qui est censé répondre de ses actes du fait de son rôle vis-à-vis de la communauté étudiée ainsi que de la société plus large dans une quête de justice sociale » [4].
Finalement, il semble que même en position d’extériorité référée à une institution autre et à un savoir, le chercheur soit, malgré lui, embarqué et impliqué : embarqué dans le navire de l’institution et impliqué dans des enjeux de transformation qui ne concernent pourtant pas directement son objet de recherche. Elle situe donc bien cette nécessité d’un retour du lieu de la responsabilité engagée, de la nécessité de répondre en retour.
Comment structurer une situation de retour ?
Chaque situation de retour que Kobelinski organise, dans une dimension individuelle ou collective, se solde par un échec.
Elle s’interroge sur le vocabulaire à employer pour faire retour (formuler les analyses de manière compréhensible et accessible) mais elle prend, il me semble, de ce fait un double risque : celui de s’empêcher de penser avec les concepts qui fondent son expertise d’une part, et celui de s’inscrire dans une logique défectologique, qui suppose que les enquêtés, dominés ou pas, ne sont pas en mesure de comprendre, rejouant par là une position de surplomb, un rapport de domination entre chercheur et enquêtés.
Les situations de retour qu’elle met en place prennent des formes d’affrontement, les travailleurs sociaux se défendant contre ce qu’ils vivent comme autant de critiques ou de mises en défaut, ce qui produit déni des observations et rejet.
Mais surtout, Kobelinski met en évidence un effet de mise en concurrence des savoirs : « le savoir anthropologique est engagé dans une compétition avec d’autres savoirs (celui des éducateurs et des assistants sociaux) » [5].
Il apparaît ainsi que l’expert qu’elle représente se situe dans un rapport qui génère une réaction défensive, de la violence et une impossibilité de dialogue. Dans ces conditions, l’éventualité d’une élaboration commune, d’une coopération, d’une coproduction sont évidemment impensables.
Rapport de savoir et rapport de pouvoir
Kobelinsky rapporte les propos de l’anthropologue Robert Jay qui témoigne d’un échec de retour de ses observations à ses enquêtés d’un village de Malaisie ; il explique que « le matériau collecté et la connaissance produite étaient d’intérêt pour ses collègues mais en aucun cas pour ses enquêté-e-s. Et cela, en fait, dit-il rétrospectivement, parce qu’il ne les avait jamais pris en compte comme faisant partie de son entreprise intellectuelle » [6].
De la même manière, il est surprenant de voir que lorsque Kobelinsky se questionne sur l’utilité sociale de la recherche, elle évoque des situations de bénéfices indirects, consistant à porter la connaissance à l’extérieur de l’organisation, mais n’imagine jamais que la connaissance produite puisse bénéficier directement aux publics, que ces derniers puissent s’en emparer et l’utiliser. Cette utilisation potentielle est même crainte et empêchée par la chercheuse, au moment où certains des intervenants sociaux s’en emparent, car elle la perçoit comme une « instrumentalisation » [7].
On voit ainsi se dessiner un impensé fondateur de la position du chercheur qui le place de fait dans un rapport au savoir induisant lui-même un rapport de pouvoir : la connaissance n’est pas adressée ni accessible aux personnes enquêtées. Il paraît alors évident que lorsque l’on construit un agencement, si ce rapport au savoir n’est pas posé comme une de ses caractéristiques, il exclut les personnes concernées d’un accès à la connaissance et ampute la possibilité d’un dialogue et d’une coproduction.
S’inscrire dans un tel rapport de pouvoir annule toute logique de co-élaboration.
D’un dispositif de retour à un dispositif de co-élaboration
Il semble indispensable, pour l’intervenant social en situation d’intermédiation ou le chercheur impliqué dans une démarche de recherche-action, de dépasser cette position de surplomb qui condamne toute élaboration commune. Pour cela, il faut penser des agencements qui aillent au-delà d’une situation de retour.
C’est dans cette perspective que j’ai effectué une démarche, à l’attention des professionnels du réseau parentalité que j’avais enquêtés dans le cadre de mon mémoire. J’ai réuni un premier groupe de personnes en leur soumettant les analyses que j’avais construites afin d’engager avec elles un débat à partir de leurs réactions et commentaires. Dans le même mouvement, j’ai prévu des temps de retour avec les personnes que je projette de rencontrer au cours d’entretiens. Ce temps de retour est annoncé et présenté comme un moment d’élaboration, où il s’agira d’interagir à partir de mes constats et analyses, c’est-à-dire prendre le risque de mettre à l’épreuve réciproquement les savoirs construits du côté de l’analyse et ceux construits du côté d’une pratique.
Le parti pris de cette démarche est de considérer qu’au travers de leurs commentaires, les personnes enquêtées puissent prendre part à la recherche, et que dans le même temps les échanges permettent de nourrir les réflexions du réseau ; la recherche prend dès lors une dimension contributive.
Ce dispositif cherche à aller au-delà d’un dispositif de retour pour tendre vers un dispositif de co-élaboration de savoir et d’expérience.
Ce type d’agencement doit permettre de modifier deux éléments prépondérants :
1 – la figure de l’expert :
Cette figure, qui apparaît autant dans la personne du chercheur que du chef de projet, est remise en cause du fait qu’elle produit un « blocage de l’ouverture, l’absence de rencontre, l’évitement de la coopération. (…) L’autre n’est pensé qu’en fonction de sa compétence et de ses capacités, sur un mode fonctionnel qui organise toujours son extériorité radicale et indépassable. (…) la relation à l’expert est asymétrique et fait toujours valoir non seulement la séparation – l’autre ne m’affecte pas car la rencontre n’a pas lieu – mais aussi un ordre de pouvoir – le pouvoir, presque sacré et fondé en magie, de celui qui sait, de celui qui a la solution » [8].
2 – la qualité des agencements :
Ce n’est donc plus l’expert qui détient la solution, mais la qualité de l’agencement qu’il va être en capacité de mettre en place, « car il est clair que c’est l’agencement, en lui-même, qui devient productif (de sens et de connaissance) : qu’est-ce qu’il révèle ?, qu’est-ce qu’il construit ?, qu’est-ce qu’il génère comme résistance ou engagement ?, qu’est-ce qu’il laisse voir ou entendre ? Qu’est-ce qu’il renvoie au silence ? » [9]. A la condition que ces agencements soient définis conjointement par toutes les parties prenantes : experts, publics, professionnels et politiques.
Pascal Nicolas-Le Strat, à partir du travail d’Anselme, note trois conditions à leur efficience : « leur accessibilité » à tous, « l’équivalence des positions », et la « publicisation » où chaque prise de parole « acquiert une présence publique ».
Comme le suggère Latour concernant les questions d’innovation technologique et la société du risque, « il faut constituer un espace public qui prenne en compte l’ignorance de tous les participants » [10] en mettant fin à la séparation entre la fonction d’expertise qui est d’évaluer, et la fonction des politiques qui est de prendre des décisions et gérer.
C’est bien à partir d’une transformation des rapports de pouvoir entre expert, public concerné et politique qu’il deviendra possible de construire des agencements qui produisent une co-élaboration des savoirs ; c’est à cette condition que l’expertise sera réellement contributive et que les publics pourront réellement participer.
Régis GARCIA, mars 2016
[1] Kobelinsky Carolina, « Les situations de retour. Restituer sa recherche à ses enquêtés », in Alban Bensa et Didier Fassin, Les politiques de l’enquête, La Découverte « Recherches », 2008, p. 200
[2] Ibid., p. 185
[3] Ibid., p. 200
[4] Ibid., p. 200
[5] Ibid., p. 195
[6] Ibid., p. 201
[7] Ibid., p. 189
[8] Fabrice DHUME, Le travail social en réseau : de l’injonction gestionnaire vers une pratique intermédiatrice, avril 2005, disponible sur le site : www.iscra.org
[9] Pascal NICOLAS-LE STRAT, Politique des sciences sociales : notes préparatoires à la séance « devenir – banlieue. Les enquêtes sur les territoires », séminaire Multitude et Métropole, disponible sur le site internet : http://seminaire.samizdat.net/spip.php?article164
10Bruno LATOUR, « L’impossible métier de l’innovation technique », in philippe Mustar et Hervé Penan, Encyclopédie de l’innovation, Paris, Economica, 2003, pp. 9-26
Pour citer cet article : Régis GARCIA, Pour une participation effective des publics à la politique publique : Construire des espaces de coopération, https://corpus.fabriquesdesociologie.net/pour-une-participation-effective-des-publics-a-la-politique-publique-construire-des-espaces-de-cooperation/, mis en ligne le 17 mars 2016