René Lourau, Henri Lefebvre et l’analyse du monstre froid

Lettre aux lecteurs éventuels à propos du contexte émotionnel dans lequel j’ai composé ce texte

Ce n’est pas pour le simple plaisir du détournement que je reprends le titre de la lettre que René Lourau avait placé en avant propos de son introduction à L’État-Inconscient. J’introduis ici quelques éléments qui permettront de situer l’écriture de ce texte dans une période, l’année universitaire 2015/2016, et plus encore dans un moment, le moment de la mobilisation, de l’opposition, de l’expérimentation, le moment instituant.

Ce texte a été écrit dans un contexte particulièrement mouvementé, celui de l’État d’urgence, du débat sur la déchéance de nationalité, de la « loi travail », du 49.3, de la naissance puis du démantèlement de la « jungle de Calais », de la répression étatique des mouvements sociaux en lutte sur ces différents fronts, de la violence policière, des gaz lacrymogènes, des grenades de désencerclement, des nasses qui se resserrent, des premiers blessés graves, des gardes à vue puis des peines de prison ferme pour les militants qui refusent de se plier aux normes instituées des manifestations. Dix ans après les émeutes de 2005, quand de nombreuses personnes marchaient encore en ce début d’année pour l’égalité et pour dénoncer le racisme structurel d’État [1], dix ans après la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré, écrire sur la volonté de puissance étatique prend un caractère particulier.

Cet article a aussi été composé dans l’euphorie des collectifs en lutte, des manifestations qui se multiplient, des AG qui n’en finissent plus, de l’occupation des places qui se développe dans le centre comme dans la périphérie, des questions politiques qui débordent, des blocages qui emmerdent l’institution, qui titillent l’économie, de l’irruption de l’université Paris VIII-Saint-Denis au sommet.

Ces derniers temps nous avons donc dû apprendre à penser puis à écrire dans ce climat particulier, face à cette violence d’État, à sa puissance de domination, et impliqués au sein de ces mouvements joyeusement instituant. Ce texte je l’ai abandonné à plusieurs reprises, redécouvert à chaque fois que je ressentais le besoin de lire Lourau et Lefebvre comme des slogans de manif. Et puis il y a eu cette phrase qui m’a particulièrement attirée: « Ce qui fonde l’État le déborde » [2] et ce mot, « débordement », qui résonnait au même moment comme une menace dans l’espace politico-médiatique, comme une exigence dans nos collectifs-en-devenirs.

Relire ces auteurs dans cette période, se plonger dans L’État Inconscient et les 4 volumes De l’État, c’est faire l’expérience d’une lecture éprouvée [3], c’est tenter de redonner à ces œuvres toute leur actualité. À partir de ces événements, j’ai donc pu constater que le principe d’équivalence élargi, proposé par René Lourau s’exerçait toujours avec vigueur sur les forces sociales instituantes. J’ai aussi pu ressentir à quel point Lefebvre avait raison de porter son regard sur le non-équivalent, le différent, les résidus… Penser le dépassement de l’État à partir de tout ce qui lui échappe : « L’État laisse s’échapper une partie de ce qu’il a tenté d’avaler sans parvenir à le digérer : les différences. L’irréductible commence à se libérer. » [4]. Du différent qui résiste à l’homogénéisation des formes de vie, qui s’expérimente dans le quotidien, c’est bien cela qui constitue pour nous l’expérience révolutionnaire de ce début de XXIème siècle.

René Lourau, Henri Lefebvre et l’analyse du monstre froid

« Et voici réapparaître Henri Lefebvre, professeur de sociologie à Strasbourg puis à Nanterre, marquant de sa réflexion sur l’État de nombreux étudiants, et d’abord tous ceux qui, après 1968, allaient s’engager dans le mouvement d’Analyse Institutionnelle » [5].

Le sujet que je m’apprête à traiter est un de ces moments, dont beaucoup de personnes ont entendu parler, mais qui fut, paradoxalement, assez mal élucidé. Reconstituer le long dialogue que René Lourau et Henri Lefebvre ont entretenu au fil de leurs œuvres et l’influence que celui-ci a eu sur le mouvement d’Analyse Institutionnelle c’est remuer, une fois de plus, les vieilles légendes institutionnalistes que l’on se transmet de « Maître à Disciple » depuis maintenant trois générations. Combien de fois ai-je lu ou entendu parler de Gelos, d’Arbus et de Navarenx (villages voisins d’où sont originaires Lourau, Lefebvre et Lapassade), de la lettre que Lourau a envoyé à Lefebvre après avoir lu La Somme et le Reste, de la présence de Lapassade sur le chemin qui l’a mené au métaphilosophe de la vie quotidienne, de cet accident de voiture qui réduira la première thèse de Lourau à la critique destructrice de la Gave comme L’idéologie Allemande avait failli succomber à la « critique rongeuse des souris » ? Disons que je suis « entré », moi et quelques dizaines d’autres étudiants de Paris VIII – Vincennes, dans l’analyse institutionnelle par le biais de ces histoires attrayantes.

Si, comme nous le verrons plus tard, René Lourau n’a pas toujours pris le temps d’expliciter ses références à Lefebvre, il n’a cependant jamais oublié de mentionner l’importance d’une telle rencontre intellectuelle, comme nous pouvons le lire à plusieurs endroits de son œuvre [6].

« Une rencontre qui a joué un rôle très important dans ma vie, celle d’Henri Lefebvre, n’a pu avoir lieu qu’à la suite d’un « hasard objectif » placé sous le signe du surréalisme : parce que je venais d’avoir l’idée d’une thèse sur ce sujet, j’ai écrit à Lefebvre dont je venais de lire La somme et le reste, livre plein de résonances du surréalisme. Lefebvre est passé me voir et une amitié est née, vieille maintenant de dix ans » [7].

Il faut au moins parler « d’hasard objectif » pour qualifier la nature de ces rencontres, pour entrer dans un état de perception de l’histoire qui ne tient plus vraiment de la « raison pure » mais qui nous aide à comprendre comment, dans ce petit coin du Béarn, sur la route qui mène de Gelos à Navarenx en passant par Arbus, il y eu un croisement possible entre le micro et le macrosocial, entre la théorie des moments, de la transduction et de la dissociation. C’est probablement là que se situe la clé théorique dont parlent Remi Hess et Gaby Weigand [8], celle qui nous permettrait d’articuler les différentes approches de l’Analyse Institutionnelle. Il y a donc bel et bien une part de romantisme qui plane sur toute cette affaire. Pour autant et malgré toutes les attaches que nous avons pour les anecdotes vincennoises, nous tenterons de ne pas rester ici dans la simple reproduction du mythe, de ne pas trop perdre de vue le mépris que pouvait éprouver Lefebvre pour l’historicisme.

Comme l’ont fait remarquer à plusieurs reprises, Georges Lapassade, René Lourau et Remi Hess, l’Analyse Institutionnelle a toujours refusé toute systématisation. On ne peut donc pas parler d’une approche exclusive sur laquelle reposerait son paradigme. Nous pouvons, par exemple, distinguer une forme microsociologique de l’Analyse Institutionnelle d’une forme macrosociologique, la première pouvant être incarnée par les travaux de Lapassade et la seconde par ceux de Lourau. S’il est indiscutable que cette distinction existe chez les deux leaders du mouvement institutionnaliste vincennois, on pourra cependant noter que l’approche louraldienne d’une Analyse Institutionnelle, qui s’émancipe de ses formes microsociales et interventionnistes, est le fruit d’une évolution qui débute à partir des années 70 et qui atteint son apogée en 1978 avec L’État inconscient. Dans cet ouvrage, « l’analyse institutionnelle n’est plus seulement une « méthode d’intervention en situation», une forme de sociologie d’intervention, mais elle se donne comme une pratique qui intervient dans l’histoire, comprise comme ce mouvement d’institutionnalisation, c’est-à-dire de la transformation des forces en formes sociales » [9].

Nous allons tenter de montrer que ce cheminement dans l’œuvre de René Lourau est accompagné d’une longue discussion avec Henri Lefebvre, qui prendra des formes diverses, parfois très formelles, à d’autres moments bien plus implicites. De même, nous constaterons que la théorie critique de l’État chez Lefebvre est marquée par l’attention qu’il portera à partir du milieu des année 60 sur le mouvement d’Analyse Institutionnelle et notamment sur l’analyse des processus d’institutionnalisation mis en lumière dans leurs travaux de recherche.

De 1962 à 1970 en passant par Mai 68

Lourau rencontre Lefebvre en 1962 après lui avoir demandé de diriger sa thèse sur le mouvement surréaliste. En Décembre 1963, il fait la connaissance de Lapassade en allant rendre visite à Lefebvre qui habitait un village voisin dans le Béarn. Cette rencontre marque l’entrée de René Lourau dans l’Analyse Institutionnelle, puisque, sous les conseils de Lapassade, il abandonnera sa thèse sur le surréalisme pour écrire la première thèse d’État consacrée à l’Analyse Institutionnelle qui sera soutenue en 1969.

En 1966, Lourau devient assistant de Lefebvre à Nanterre au département de sociologie. Il vit Mai 68 au sein de cette Université périphérique qui, depuis le 22 Mars, était devenue le  centre  d’une certaine irruption, celle de l’instituant contre l’institué. Entre 66 et 70, Lourau et Lefebvre ont des relations assez étroites, puisque, en plus de travailler ensemble à Nanterre et de se retrouver au détour de quelques groupes et revues (on pense par exemple à Utopie ou encore Autogestion), c’est l’époque où Lefebvre, toujours à l’affut des mouvements avant-gardistes, porte une attention particulière aux mouvements institutionnalistes. À partir de 1967, lorsqu’il écrit Position : Contre les technocrates, Lefebvre commence à s’intéresser au concept d’institution et à sa récente redécouverte : « L’institutionnel, dit-il, se redécouvre par plusieurs voies, sous des angles divers et dans des éclairages opposés » [10]. Il comprend que les théories et pratiques institutionnelles qui émergent alors dans le secteur de la psychiatrie et de la pédagogie redonnent une grande importance sociologique au concept d’institution. Faisant allusion aux groupes de psychiatrie institutionnelle, notamment au CERFI, il met cependant le lecteur en garde « l’institutionnel risque de devenir le domaine électif d’une science qui entérine les institutions et les « reconnaît » sous prétexte de les connaître » [11]. Lefebvre pense alors que ces premières investigations institutionnelles « oscille[nt] entre l’acceptation et l’hypercritique » [12]. Pour sortir de cette approche binaire, il propose une hypothèse assez obscure, qui peut être considérée comme sa première contribution à l’analyse institutionnelle : observer la connexion étroite entre l’œuvre et l’institution. Tenter de comprendre à quel moment l’œuvre à besoin de l’institution pour se développer et à quel moment l’institution finit par aliéner l’œuvre.

Quelques mois plus tard, en 1968, dans La vie quotidienne dans le monde moderne, Lefebvre fait mention des interventions socianalytiques, que mènent depuis quelques années déjà Lourau, Lapassade et le Groupe de Recherche Institutionnelle. Ces dernières permettraient, selon Lefebvre, de constituer une science qui « découvrirait la situation quotidienne dans son rapport avec les formes et les institutions. Elle dévoilerait ces relations impliquées dans la quotidienneté, mais implicites et voilées au sein du quotidien » [13]. Cette pratique d’intervention n’est pas sans lui rappeler celle qu’il a tenté de mener de façon implicite au sein du Parti Communiste alors rongé par le Stalinisme, à travers la construction d’un certain nombre d’analyseurs, dont il avait le secret et qui finirent par lui valoir blâmes et suspensions. Une façon de dire, qu’une fois encore, « l’analyse n’aura pas lieu ».

En 1969, dans la préface de Logique formelle et logique dialectique, il réaffirmera à nouveau son intérêt pour l’analyse institutionnelle, qu’il perçoit alors comme une nouvelle forme possible de l’analyse dialectique, permettant de saisir « du dedans et du dehors l’implication des idéologies et des institutions » [14].

Si nous avons pris soin ici de faire une brève analyse chronologique du rapport qu’entretient Henri Lefebvre avec l’analyse institutionnelle, et plus particulièrement avec René Lourau, entre 1962 et 1969, c’est bien parce qu’à partir de 1970 il nous semble qu’il y eut un certain éloignement, une certaine rupture. Paradoxalement c’est à partir de cette rupture/confrontation que va se développer un véritable rapprochement entre les analyses de Lourau et de Lefebvre qui atteindra son apogée à la fin des années 70, lorsque tous les deux se lancent dans une analyse critique de l’État. Nous verrons qu’à l’issue de cette « discussion », un nouveau rapprochement va s’effectuer autour de la formation d’un « collège invisible » [15], selon les termes de Remi Hess, d’une « mafia » pour reprendre l’expression de René Lourau, militant pour une Analyse Institutionnelle plus « politisée », dont Lefebvre sera proclamé « Parrain » [16].

La question de la reproduction

René Lourau va être un lecteur attentif des différents textes qui, après 68, entraient dans le débat sur l’analyse de la reproduction des rapports sociaux puisque celle-ci, loin d’être étrangère aux champs de recherche de l’Analyse Institutionnelle, en constitue au contraire un point central, comme on peut le lire dans l’article qu’il rédige sur Claude Lefort en annexe du colloque de Cabris : « Le concept capable de théoriser la production et la reproduction des rapports sociaux dans un mode de production donné n’en reste pas moins le concept d’institution, articulé en ses différents moments, suivant la dialectique hégélienne que ni Hegel ni ses critiques et continuateurs marxistes n’ont véritablement appliquée dans leurs analyses concrètes. »

Dans cet article, écrit en 1971, une note de bas de page ne manquera pas de surprendre Henri Lefebvre car, lorsque Lourau tente de « résumer le débat ouvert en 1970 sur la question de l’État et des institutions », il omet de citer Lefebvre, alors même que ce dernier est partie prenante de ces discussions et conflits idéologiques.

Quelques mois après, lorsque Lefebvre écrit La Survie du Capitalisme (publié en 1973 mais rédigé entre 1968 et 1972), piqué dans son orgueil, il dira dès la seconde page du premier chapitre portant sur « La re-production des rapports de production » :

« Résumant le débat ouvert en 1970, René Lourau, en annexe au colloque de Cabris, qui eut lieu du 18 au 28 Juillet 1970, omet de citer (L’homme et la société, n°21, septembre 1971, p. 266 en note) une communication à ce colloque (cf. p. 149-156) où, précisément, le problème de la « reproduction » était posée dans toute son étendue » [17].

Lefebvre poursuit ensuite en rappelant que le problème de la reproduction était déjà présent dans son œuvre de façon implicite depuis La critique de la vie quotidienne, et qu’il s’est ensuite explicité dès 1968 dans Le droit à la ville, puis à nouveau dans Le manifeste différentialiste ou encore dans Au-delà du structuralisme. Cette mise au point que Lefebvre adresse à Lourau, dans ce chapitre écrit en juillet 1971, n’est pas étranger au fait qu’à cette même période l’auteur de L’Analyse Institutionnelle semble flirter avec le structuralisme Althusserien. En effet, cette même année, il publie avec Lapassade Les clefs pour la sociologie, ouvrage qui marque ce que Remi Hess qualifiera de « dérive althusserienne » [18].

On comprend donc que durant cette période, Lefebvre entre dans une certaine confrontation  avec les leaders de l’Analyse Institutionnelle. Ce moment conflictuel ne l’empêchera pas de maintenir l’attention qu’il portait jusqu’alors sur leur mouvement. En effet, toujours dans La Survie du Capitalisme Lefebvre tente de mettre en lumière, sur un mode assez offensif, les limites de la socianalyse :

« Les promoteurs de l’analyse institutionnelle ne manquent ni d’audace ni de courage. Ils n’hésitent pas devant les conséquences de leurs hypothèses. Les limites de leur pensée lui sont internes. Ils n’abordent les institutions que séparément et dans la mesure où ils peuvent intervenir… » [19].

Ici, Lefebvre soulève un point assez important. En effet, s’il reconnaît que certaines expériences socianalytiques ont parfois pu permettre de lever le voile qui masque le fonctionnement quotidien d’une institution, en vue de la transformer, ces dernières restent limitées aux institutions qui se laissent pénétrer. C’est pourquoi jusqu’en 1971, la plupart des interventions s’étaient principalement effectuées sur l’enseignement et l’université. « Mais, nous dit Lefebvre, comment tenter l’analyse institutionnelle de l’armée, de la magistrature, de la justice, de la police, de la fiscalité, etc… » [20].

L’analyseur Lip

Nous ne pouvons pas vraiment savoir comment René Lourau a réagi à la lecture de cette critique, il ne semble pas revenir dessus dans ses écrits postérieurs. Pour autant, ne pourrions-nous pas interpréter L’analyseur Lip, livre écrit juste après la parution de La Survie du Capitalisme, comme une tentative de réponse aux problématiques soulevées par Lefebvre ? En effet, dans cette étude il ne sera à aucun moment question d’intervenir sur le terrain, de faire une socianalyse de l’usine Lip. René Lourau nous propose plutôt de généraliser l’analyse institutionnelle par un nouvel emploi des analyseurs. Cette proposition ne semble d’ailleurs pas si étrangère au projet lefebvrien d’une analyse et d’une Critique de la vie quotidienne.

« L’analyse institutionnelle généralisée, c’est la disparition des évidences qui régissent non seulement la vie quotidienne et le comportement de M. tout le monde, mais aussi, plus subtilement, la pensée et le comportement de ceux qui pensent et qui commandent, des dirigeants et de ceux qui possèdent le savoir. (…) L’analyse institutionnelle généralisée, c’est l’action des analyseurs. Par analyseur, l’analyse institutionnelle entend des phénomènes sociaux (groupes, catégories, événements, structures matérielles, etc.) qui produisent par leurs actions mêmes (et non par l’application d’une science quelconque) une analyse de la situation » [21].

Ainsi, s’il est vrai que l’armée, la magistrature, la police, la fiscalité ne se laisseront pas pénétrer par une équipe de socianalyste qui tenteraient de « coucher sur le divan » ces puissantes institutions, comment ces dernières pourraient-elles échapper aux effets des analyseurs sauvages et spontanés qui, l’espace d’un temps (très variable), dévoilent, révèlent et remettent en question les mécanismes institutionnels ? Cette analyse institutionnelle généralisée permettrait donc, selon Lourau, la disparition de toute « boite noire » bureaucratique. « Lip, nous dit René Lourau, n’est donc pas seulement l’analyseur entre le patronat et les ouvriers, entre les capitalistes et les producteurs. Lip est un analyseur des rapports entre le mouvement social et les institutions syndicales, politiques, qui tentent avec acharnement de représenter ce mouvement… » [22].

Par le biais de cette grève générale, de cet « analyseur sauvage », Lourau commencera ici à découvrir le principe d’équivalence élargie à travers l’action des institutions représentatives, fer de lance de la « superinstitution » qui se généralise un peu partout sur la planète et d’abord dans notre inconscient : l’État. Mais, peut-on alors analyser l’État ? C’est bien cette question que nous pouvons entrevoir dans les critiques que Lefebvre adresse à l’analyse institutionnelle, cette même question à laquelle tente de répondre, quelques années plus tard, René Lourau dans L’État-inconscient.

Vers une analyse critique de l’État

Soyons clair et disons que la question de l’État traverse toute l’œuvre de Lefebvre et Lourau. Nous n’aurons donc pas le temps de montrer ici comment cette théorie évolue chez nos auteurs. Nous nous concentrerons plus précisément sur le croisement qui s’est effectué dans le milieu des années 70 à partir de l’analyse de Lourau sur les processus d’institutionnalisation et le principe d’équivalence élargie mis en lumière dans son article de 1973, « Analyse institutionnelle et questions politiques » puis repris par Lefebvre dans De L’État (1976-1978). C’est ce même article, écrit en 1973, qui, en 1978, lui servira de base pour l’écriture de L’État-Inconscient.

Une analyse périphérique de l’État

Il nous paraît judicieux de commencer notre analyse en tentant de comprendre d’où parlent nos auteurs ? Cette question, celle de l’implication, semble s’imposer d’elle-même. D’une part, parce qu’elle est centrale dans l’œuvre de René Lourau, d’autre part, parce que L’État-Inconscient nous apparaît être, à bien des égards, son livre le plus impliqué.

Henri Lefebvre et René Lourau partagent au moins deux points communs, inextricablement liés, qui nous donnent une clef de compréhension importante pour saisir la suite de notre analyse : leurs origines périphériques et leurs visions maladives de l’État.

« Des origines périphériques, comme un autre Béarnais, Henri Lefebvre, l’a noté, donnent une perception assez maladive de l’étatique. À la périphérie, on ressent plus fortement qu’ailleurs la puissance du centre en tant qu’il projette son rayon à huit cent kilomètres aussi aisément qu’à cinquante. On y éprouve en revanche, l’impression de contrainte, d’arbitraire et d’absurdité que provoque l’écart géographique, économique, culturel entre « le Nord » (traduction habituelle du centre) et le coin de l’ancienne Occitanie où l’on est né, où l’on a passé son enfance, une partie de sa jeunesse parfois, avant que la nécessité de trouver du travail n’oblige à « monter » vers une école normale d’instituteur de Normandie (…) Le sentiment d’avoir été détaché de son identité, rattaché à l’État lors d’une période du passé qui n’a rien de mythique, se nourrit sans doute de cette nécessité économique d’émigrer vers le nord : nouveau détachement, double arrachement que les ex-colonisés ressentent avec encore plus de force et qui donne à la fois une vision concrète de l’étatique et un attachement confus à la région natale » [23].

Ce passage est essentiel pour comprendre la proximité de nos auteurs quant à leur vision antiétatique et saisir le point de départ commun de leurs analyses. On comprend à travers les mots de Lourau, pourquoi Lefebvre accordera tant d’importance aux notions d’identité, de périphérie et de différences dans sa théorie critique de l’État.

Les dominés, nous dit Lefebvre, perdent leur identité concrète devant l’identité abstraite, efficace et puissante, de l’État. (…) L’identité étatique confisque les autres identités, les différents. (…) La différence ne s’affirme pas « en soi et pour soi ». L’identité et l’égalité concrètes (vécues) dans la différence se posent et s’affirment contre l’identité abstraite de l’État et du politico-étatique. Concrète, l’identité lutte contre l’abstraite » [24].

Pour l’auteur de La critique de la vie quotidienne, c’est bien cette identité étatique abstraite, cette numérotation, qui fait entrer l’individu « dans des chaînes et flux d’équivalence ». Par ces opérations bureaucratiques systématiques, l’État tente d’absorber, de capturer, de réduire la différence, de rendre donc équivalent le non-équivalent, et ceux à tous les niveaux : individus, groupes, villes, régions… Ici nous voyons que dès le départ, Lefebvre et Lourau tentent de penser l’État, non pas d’un point de vue abstrait, mais bien à l’échelle de l’individu et de son environnement.

Malgré l’apparente proximité de nos auteurs nous pouvons constater que leur méthode d’appréhension de l’État est opposée. En effet, d’un coté Lefebvre tente une analyse plus ou moins distancée affirmant que « l’État ne mérite ni l’excès d’hommage que lui rendent les uns, ni la honte dont le couvrent les autres. Il exige une analyse aussi froide que lui-même » [25]. Cette posture qu’il revendique ne tient pas tout au long du livre notamment dans les passages « chauds » de cette œuvre, où Lefebvre, en tant que penseur de la périphérie, en appelle à une conquête de nos identités collectives différentielles.

De l’autre coté, Lourau affirme que, puisque l’État est partout et qu’il nous traverse constamment, tenter de l’analyser demande avant tout une analyse de ses propres implications. Cette méthode d’appréhension, Lourau tente de la mener par une auto-analyse qui débute dès les premières pages de L’État-Inconscient dans sa « Lettre aux lecteurs éventuels à propos du contexte émotionnel dans lequel j’ai composé ce livre » et qui se poursuit tout au long de l’ouvrage. Ce long travail d’implication qu’il va mener est le seul moyen pour lui de répondre à la question centrale du livre : peut-on analyser l’État ? À certains moments, on peut se demander si cette approche ne finit pas par entraîner l’auteur dans une impasse. En effet, puisque toute analyse subit les courbures de la puissance étatique on comprend vite que « l’écriture individuelle est très mal placée pour analyser ses propres implications étatiques au moment où elle énonce un discours sur l’État » [26]. En suivant cette logique louraldienne il n’y aurait donc que très peu d’échappatoires face à cet inconscient étatique, si bien que, nous dit Lourau, « celui qui prétend parler de l’État Inconscient, comme c’est le cas ici, (…) sent bien que c’est encore l’État qui parle à travers son analyse » [27]. On finit par penser que l’État dicte et « souffle à l’oreille » de l’auteur toutes les attaques qui lui sont adressées. Et pourtant, il faut reconnaître que cette boucle infernale finit par faire émerger une critique assez juste de la place des intellectuels dans la division sociale du travail et que, la figure de « l’intellectuel impliqué » qu’il propose, en opposition à « l’intellectuel engagé » de Sartre et « l’intellectuel organique » de Gramsci, paraît être la seule posture permettant « toutes opérations d’objectivation » face à « la plus grande force d’objectivation que l’humanité ait inventée » [28] : L’État. « Être impliqué, nous dit René Lourau, c’est finalement admettre que je suis objectivé par ce que je tente d’objectiver » [29]. Nous assistons ici aux prémices d’une analyse critique qui sera reprise de façon très remarquable dans Le lapsus des intellectuels.

Il y a donc bien une différence de posture sur la question de l’implication entre Lefebvre et Lourau et ce, malgré l’apparente similitude du lieu d’où ils parlent et qu’ils revendiquent : la périphérie.

Par ailleurs, nous pouvons affirmer dès à présent, que L’État Inconscient et De l’État ne répondent pas aux mêmes exigences. D’un coté, Henri Lefebvre tente une théorisation totale de l’État à partir de la méthode régressive-progressive, de l’autre, René Lourau se pose la question d’une possibilité d’analyser l’État à partir de l’Analyse Institutionnelle et construit des outils théoriques pour le faire. Cependant, la discussion entre Lourau et Lefebvre finit bien par émerger autour de la question du principe d’équivalence.

Le principe d’équivalence élargie

Lourau va mettre en lumière le principe d’équivalence élargie aux institutions au moment où il ressent le besoin de venir réaffirmer la dimension politique de l’analyse institutionnelle, dimension pour laquelle Lefebvre a toujours milité. C’est en 1973 dans son article « Analyse Institutionnelle et question politique » que Lourau, motivé par les travaux de plusieurs jeunes institutionnalistes [30], va tenter de « faire avancer la théorie » de l’analyse institutionnelle. Il veut montrer que « L’institutionnalisation n’est pas une « chute », une maladie. Elle est, selon lui, le résultat de l’action du principe d’équivalence qui régit la vie sociale, et dont l’effet Mùhlmann est un corollaire » [31]. En théorisant le principe d’équivalence restreint à la marchandise, Marx a mis en lumière l’acte d’échange matériel dans la société capitaliste. Il montre comment, par le biais de valeur d’échange, toute marchandise entre dans une chaîne d’équivalences quasiment infinies, dont l’équivalent général est l’or. Ainsi pour un capitaliste X kilos de laine est égale à X quantité de riz qui est égale à X voitures, qui est égale à X euros etc. L’acte d’échange rend donc équivalent le non-équivalent (l’usage). A partir de l’approche de Marx, Lourau nous invite à élargir le principe d’équivalence à « toutes les formes sociales qui s’institutionnalisent comme jeux et enjeux de forces économiques, idéologiques, politiques… » [32]. L’auteur de L’analyse institutionnelle montre donc que l’institué peut tout à fait accepter l’instituant à partir du moment où il est en mesure de l’intégrer, « c’est-à-dire de le rendre équivalent aux formes déjà existantes » [33]. Pour Lourau nous pouvons généraliser le principe d’équivalence et l’effet Mùhlmann, le fait que « l’institution naît et se développe grâce à l’échec de la prophétie » [34], à tous les types de mouvements sociaux, qu’ils soient politiques, esthétiques, culturels, scientifiques, religieux… C’est ce qu’il va tenter de montrer dans L’État Inconscient lorsqu’il analyse l’institutionnalisation de la révolution.

« Le principe d’équivalence élargie à toutes les formes sociales signifie que l’étatique, puissance de légitimation de l’institution en même temps qu’aboutissement de toutes les légitimités institutionnelles, est ce qui dirige toute vie sociale, toute innovation, tout mouvement et souvent même l’action révolutionnaire, afin que les forces sociales donnent naissance à des formes équivalentes aux formes actuelles, dans le cadre d’équilibres changeants, évolutifs ou régressifs, mais toujours définis par l’existence sacrée d’un État, comme garantie métaphysique du social » [35].

De son coté Lefebvre va consacrer une grande partie du troisième volume De L’État à reprendre le principe d’équivalence chez Marx et à tenter, à son tour, d’élargir l’analyse des chaînes d’équivalences (aux signes, au langage, au travail, au quotidien…). Pour Lefebvre c’est l’État qui prononce « l’équivalence des différentes chaînes d’équivalences. [Ce dernier] engendre enfin la plus vaste chaîne d’équivalences (fictives), le système mondial de l’État » [36]. Au moment où Lefebvre écrit cela, L’État Inconscient n’est pas encore paru, ce qui ne l’empêche pas de venir s’appuyer sur la théorie de Lourau à partir de son article de 1973 et de L’Analyseur Lip.

« Les leaders de l’analyse institutionnelle, nous dit Lefebvre, ont mis en évidence le « principe d’équivalence » étendu aux institutions. En tant que rouages de l’État, les institutions atteignent une équivalence juridique : toutes nécessaires et fonctionnelles, toutes égales en dignité dans et devant l’État » [37].

Nos deux auteurs nous montrent donc que l’État tente de rendre équivalent l’ensemble des forces sociales. Mais dans le même mouvement, Lefebvre insiste sur le fait que cette égalisation fictive ne va pas sans résistance, et que, partout sur la planète, des groupes revendiquent leur différence venant mettre en lumière, à la suite de Marx, le non-équivalent, le non-identique. À la différence de Lourau, Lefebvre construit donc son analyse de l’État à partir de ce qui échappe et conteste le principe d’équivalence :

« Le discours de l’État et du pouvoir politique se construit à partir de l’équivalence (supposée et imposée) et de l’identité, y compris celle de tous les codes dont se sert le pouvoir politique. Au contraire, le discours du non-pouvoir se construit à partir de la non-équivalence et de la différence, discours inauguré par Marx, qui doit se développer en se transformant » [38].

Le mode de production étatique

C’est à partir de cette analyse du principe d’équivalence que Lefebvre va porter au concept le mode de production étatique. Si les rares commentateurs de cet écrit ont pu penser que Lefebvre avait l’ambition de vouloir, en premier lieu, nourrir le débat marxiste autour du mode de production, nous pouvons affirmer quant à nous, que cette proposition est une contribution directe au champ théorique de l’Analyse Institutionnelle. En effet, après avoir retracé la théorie du principe d’équivalence – de Marx à Lourau – sur plus de deux cents pages, Lefebvre tente d’approfondir ici la question du processus d’institutionnalisation à partir des recherches et du cheminement de l’analyse institutionnelle.

« L’analyse institutionnelle, nous dit Lefebvre, partit des petit groupes et de leur étude. On s’aperçut que les relations interpersonnelles se référaient à des institutions. Par exemple, quelques jeunes catholiques veulent s’entretenir ; entre eux, parmi eux, l’Eglise est là, et l’entretien tôt ou tard porte sur l’Eglise, les problèmes de l’Eglise et l’Eglise comme problème » [39].

Faisant référence aux expériences socianalytiques menées dans les milieux chrétiens [40], Lefebvre nous montre ici qu’il connaît l’histoire et l’évolution de ce mouvement. Il poursuit :

« Lentement l’analyse institutionnelle a déplacé son champ et son questionnement des petits groupes aux institutions elles-mêmes c’est-à-dire de l’échelle micro à l’échelle macro. Avec quelques difficultés, les méthodes d’approche des institutions ont changé. Selon sa démarche nouvelle, l’analyse institutionnelle s’attaque à des institutions non évidentes comme telles, qui ne se présentent ni socialement, ni pratiquement comme s’imposant du dehors aux individus (…) L’analyse atteint dès lors des implications, des engagements cachés » [41].

Un peu plus loin Lefebvre se pose la question centrale : « Pourquoi l’État a-t-il longtemps échappé aux prises de la recherche institutionnelle ? ». Question qui entre en résonance avec celle de Lourau « peut-on analyser l’État ? ». Lefebvre reconnaît que l’État échappe à l’analyse d’abord à cause de son ampleur, ensuite de sa fugacité, mais surtout parce qu’il tend à ne plus apparaître, « puisqu’il ordonnerait tout en lui, les pensées comme les rêves, les désirs et les symboles, de sorte que ses membres le méconnaitraient en ne sachant que lui » [42] Le parallèle avec L’État inconscient est ici assez évident.

Nous n’avons pas l’espace pour détailler l’analyse que Lefebvre développe ensuite autour du parti révolutionnaire institutionnel du Mexique. Disons simplement qu’à partir de cet exemple, Lefebvre montre, comme le ferra un peu plus tard Lourau dans L’État inconscient, comment les mouvements révolutionnaires s’institutionnalisent. C’est à partir de cette mise en lumière de ces processus d’institutionnalisation que Lefebvre formalise le mode de production étatique.

« L’institutionnalisation de toutes les activités, habituelles ou révolutionnaires, ainsi se définit le processus par lequel l’État atteint cet accomplissement : le mode de production étatique » [43].

Pour Lefebvre l’État « prend en main la société entière », il est à la fois centre d’institutionnalisation et centre de décision en tant qu’il gère la croissance économique et qu’il tente d’instituer toutes les activités et pratiques sociales, c’est-à-dire de les rendre toutes équivalentes face à lui. Comprendre l’État moderne, celui du mode de production étatique, demande donc de saisir cette « concentration et centralisation du pouvoir politique » et sa généralisation à l’échelle mondiale.

Ce qui fonde l’État le déborde

Comme nous l’avons mentionné un peu plus haut, Lefebvre a tenté une analyse totale de l’État sur plus de 1500 pages, divisées en quatre volumes. Il nous a donc livré un travail assez difficile d’accès et c’est peut-être ce qui explique que De l’État soit si peu connu, même parmi les personnes qui lisent Lefebvre. J’ai eu moi même beaucoup de mal à saisir toute l’ampleur de son analyse jusqu’à tomber sur cette phrase dans le quatrième volume De L’État : « Ce qui fonde l’État le déborde ».

Nous avons ici une synthétisation très simple et opérante de sa pensée. Pour comprendre son analyse, il suffit donc de se demander : qu’est-ce qui pour Lefebvre fonde et/ou déborde l’État ? Ici la réponse apparaît clairement car Lefebvre insiste suffisamment sur le fait que c’est en capturant les identités, en homogénéisant les différences, en colonisant donc la vie quotidienne, l’espace et le mondial que l’État fonde sa domination. Mais celui-ci se trouve dès lors débordé, à la fois du dehors, « à l’échelle internationale et mondiale, à savoir [par] les marchés, les transferts de capitaux, les firmes multinationales qui réduisent tel État à la police d’un espace national » [44], et du dedans par le quotidien, les périphéries, les différences, le résiduel… C’est à partir de ce dernier point que l’auteur de La critique de la vie quotidienne développe sa théorie des possibles. Il faut, nous dit-il,  « vouloir l’impossible pour réaliser le possible. Rien de plus proche et rien de plus lointain que le possible. L’utopie prend donc un caractère d’urgence. L’utopie urgente définit un style de pensées vers le possible dans tous les domaines » [45].

Pour Lefebvre, c’est donc à partir de la différence, « de ce qui échappe à l’identité répétitive, ce qui produit au lieu de reproduire, ce qui lutte contre l’entropie et l’espace mort, pour la conquête d’une identité collective différentielle », que nous débordons l’État. C’est donc à partir de notre vie quotidienne qu’il pense les possibles : « déréglez le quotidien et l’État s’effondre ! Car c’est là, à ce niveau, qu’il achève la fabrication (la production) de ses sujets » [46]. Ici nous voyons que sa théorie de l’État, aussi complexe soit-elle, se laisse facilement saisir et manipuler à partir de ces « débordements » car c’est ici qu’il nous invite à penser les possibles :

« La révolte du quotidien contre l’État entraîne un maximalisme et un minimalisme : des revendications folles, totales, utopiques – des revendications modestes, voire misérables. « Changer la vie ! » – ou mettre un éclairage au coin de la rue… L’enjeu de la lutte multiforme s’y révèle : ébranlement de l’État et priorité du quotidien sur l’étatique, métamorphose (pratique) du quotidien » [47].

Cette multiplicité des luttes, des révoltes quotidiennes à laquelle Lefebvre fait référence est d’une brulante actualité. De L’État est donc une œuvre majeure d’Henri Lefebvre, l’une des plus importantes, dans laquelle nous retrouvons une analyse qui prolonge La critique de la vie quotidienne, Le droit à la ville, La révolution urbaine, La production de l’espace, Le manifeste différentialiste

Conclusion

Si Lefebvre et Lourau ont maintenu un dialogue, plus ou moins visible, au cours de leurs œuvres, nous avons pu constater que c’est à partir de la question de l’État que le rapprochement sera le plus opérant. Pourtant, bien que tous deux se rejoignent sur un certain nombre de points, il semblerait qu’ils ne partageaient pas vraiment la même vision du « débordement ». Au fond, la grande différence entre nos auteurs se situe peut-être ici, dans le fait que Lourau concentre plus son analyse critique sur ce qui fonde l’État et que Lefebvre insiste plutôt sur ce qui le déborde. Si De L’État a connu un succès relatif auprès du grand public (comparativement au Droit à la ville ou à La critique de la vie quotidienne par exemple), il a pourtant permis à l’analyse institutionnelle de maintenir dans son courant « l’actualité de la question étatique en liaison avec la théorie de l’institution » [48], comme le fait remarquer Lourau dans sa préface de La Somme et le Reste. Cet apport aura été, pour ce mouvement, d’une importance capitale :

« Sans une théorie critique de l’État, nous dit Lourau, on peut se demander ce que serait devenue l’analyse institutionnelle, très vite, une sous-variété de la psychologie sociale, variété plus hard destinée à être rapidement intégrée par ses clients modernistes » [49].

Nous pouvons d’ailleurs noter que, parmi les institutionnalistes qui ont travaillés la question de l’État à partir de la théorie critique de Lefebvre, Remi Hess sera celui qui s’y référera le plus explicitement en proposant dès 1976, dans son article « Sur les implications du sociologue », l’effet Lefebvre pour exprimer : « la tendance sociale (dans le dispositif social actuel) à renforcer de façon systématique et irréversible la centralité, la centralisation du pouvoir, de l’information… » [50]. Cet effet Lefebvre qu’il mettra en tension avec l’effet Basaglia, sera par la suite repris et développé dans de nombreux ouvrages notamment dans Centre et périphérie. Nous comprendrons donc qu’il n’est pas anodin que Henri Lefebvre ait pensé à dédier le 4ème volume De L’État à René Lourau et Remi Hess, laissant ainsi une trace de ce « collège invisible de l’analyse institutionnelle »…

L’exploration que nous avons proposée ici est loin d’être achevée. Nous avons du laisser de côté, faute de temps et d’espace, plusieurs notions qui auraient mérité d’être abordées, notamment les questions de centre et de périphérie, travaillées par Lefebvre depuis La Survie du capitalisme jusqu’à De L’État, repris par Lourau dans L’analyseur Lip et développées par Remi Hess dans Centre et périphérie.

Si nous choisissons aujourd’hui de rouvrir ces livres, quelque peu oubliés par les sciences sociales, c’est bien parce que les approches, les théories et outils de l’analyse institutionnelle nous semblent toujours actuels. Ceci ne veut pas dire que sa pratique ne doit pas être actualisée et c’est bien ce vers quoi nous tendons dans cette période où les forces sociales instituantes semblent bien déterminées à conquérir leurs identités collectives différentielles.

Louis STARITZKY, Laboratoire Experice – Université Paris 8

louis.staritzky@yahoo.fr

[1] Marche pour l’égalité et contre le racisme, 31 Octobre 2015
[2] LEFEBVRE Henri, 1978, De l’État, 4. Les contradictions de l’État Moderne, Ed. 10-18, Paris, p. 384
[3] J’emprunte ici cette expression à Pascal Nicolas-Le Strat, cf « Lecture éprouvée. A propos de Katrin Solhdju, L’épreuve du savoir (Propositions pour une écologie du diagnostic)« , 2016
[4] LEFEBVRE Henri, 1976, De l’Etat, 1. L’État dans le monde moderne, Ed. 10-18, Paris, p. 386
[5] LOURAU René, « Henri Lefebvre, “parrain de la mafia analyse institutionnelle”», in Henri Lefebvre, La somme et le reste, Anthropos, Paris, 2009, p. XX
[6] Voir par exemple : LOURAU René, 1972, « Sociologie de l’avant-gardisme », L’Homme et la société, n°26, Sociologie de l’avant-gardisme ; LOURAU René, 1995, « Chercheur surimpliqué », L’Homme et la société, n° 115, 1995. Les passions de la recherche. pp. 39-46.
[7] LOURAU René, 1972, « Sociologie de l’avant-gardisme », op. cit., p. 65
[8] WEIGAND Gaby, HESS Remi, 2008, Analyse institutionnelle et pédagogie, Edition DEH
[9] SCHAEPELYNCK Valentin, Une critique en acte des institutions : émergences et résidus de l’analyse institutionnelle dans les années 1960, Thèse de doctorat en sciences de l’éducation soutenue le 11 décembre 2013 à l’Université Paris 8, p. 444
[10] LEFEBVRE Henri, 1967, Position : Contre les technocrates, Edition Gonthier, p. 146
[11] Idem, p.147
[12] ibid
[13] LEFEBVRE Henri, 1968, La vie quotidienne dans le monde moderne, Edition Gallimard, Paris, p. 345
[14] LEFEBVRE Henri, 1969, Logique formelle et logique dialectique, Anthropos, Paris, p. XXXIX
[15] HESS Remi, 2002, « Henri Lefebvre et le collège invisible de l’analyse institutionnelle », in LEFEBVRE Henri, 2002, La Survie du capitalisme : la reproduction des rapports de production, Anthropos, Paris
[16] LOURAU René, « Henri Lefebvre, “parrain de la mafia “analyse institutionnelle”», in Henri Lefebvre, La somme et le reste, op. cit.
[17] LEFEBVRE Henri, 2002, La Survie du capitalisme : la reproduction des rapports de production, op. cit., p. 38
[18] Voir : HESS Remi, 2002, « Henri Lefebvre et le collège de l’analyse institutionnelle », in LEFEBVRE Henri, 2002, La Survie du capitalisme : la reproduction des rapports de production, op. cit.
[19] LEFEBVRE Henri, 2002, La Survie du capitalisme : la reproduction des rapports de production, op. cit., p. 51
[20] Idem
[21] LOURAU René, 1974, L’Analyseur Lip, Ed. 10-18, Paris
[22] Idem , p.14
[23] LOURAU René, 1978, L’État-inconscient, Les éditions de minuit, Paris, p.30
[24] LEFEBVRE Henri, 1978, De l’État, 4. Les contradictions de l’État Moderne, op. cit., p. 55-56
[25] LEFEBVRE Henri, 1976, De l’Etat, 1. L’Etat dans le monde moderne, op. cit., p. 24
[26] Idem, p. 22
[27] Ibid
[28] LOURAU René, 1978, L’État-inconscient, op. cit., p.108
[29] Idem, p. 98
[30] Jacques Guigou, Critique des systèmes de formation, éditions Anthropos, 1972 ; Rémi Hess, L’analyseur maoïste, 1963-1973, thèse de troisième cycle ; Antoine Savoye, La forme parti, thèse de troisième cycle
[31] LOURAU René, 1973, « Analyse institutionnelle et question politique », L’Homme et la société, n°29-30, p. 23
[32] LOURAU René, 1978, L’État-inconscient, op. cit., p. 81
[33] LOURAU René, 1973, « Analyse institutionnelle et question politique », op. cit., p. 25
[34] Idem, p. 23
[35] LOURAU René, 1978, L’État-inconscient, op. cit., p. 82
[36] LEFEBVRE Henri, 1977, De l’État, 3. Le mode de production étatique, Ed. 10-18, Paris, p. 58
[37] Idem, p. 160
[38] Ibid., p. 190
[39] Ibid, p. 204
[40] Lourau René, 1996, Intervention socianalytiques : Les analyseurs de l’église, Anthrophos, Paris
[41] LEFEBVRE Henri, 1977, De l’État, 3. Le mode de production étatique, op. cit., p. 204
[42] Idem, p. 205
[43] Ibid, p. 212
[44] LEFEBVRE Henri, 1978, De l’État, 4. Les contradictions de l’État Moderne, op. cit., p. 81-82
[45] Idem, p. 440-441
[46] LEFEBVRE Henri, 1976, De l’État, 1. L’Etat dans le monde moderne, op. cit., p. 230-231
[47] Ibid, p. 231
[48] LOURAU René, « Henri Lefebvre, “Parrain de la mafia analyse institutionnelle”», in Henri Lefebvre, La somme et le reste, op. cit., p. XX
[49] Idem
[50] HESS Remi, 1976, « Sur les implications du sociologue », L’Homme et la société, n°41-42, p. 268

Pour citer l’article : Louis STARITZKY, René Lourau, Henri Lefebvre et l’analyse du monstre froid, https://corpus.fabriquesdesociologie.net/?p=442&preview=true/, mis en ligne en janvier 2017