Qui est William Bunge ?

C’est en préparant un cours de géographie sur « la société face aux risques » destiné à une classe de 3e que je suis tombé sur un auteur fort intéressant : William Bunge1.

Je ne connaissais pas. J’ai d’abord lu à son propos qu’il était géographe américain de Détroit dans les années 60. Ce qui me frappe est qu’il montait des missions d’exploration sur le même modèle des expéditions africaines du 19e siècle. Pour quoi faire ? Le parallèle avec le projet Expéditions attira ma curiosité. Je découvre un chercheur extrêmement engagé dans sa pratique de la géographie qu’il vouera au service des territoires explorés et des populations qui y vivent. Un article issu des blogs du Diplo2 résume sa démarche.

Je n’ai pour l’instant rien lu d’autre, mais cela mérite quand même d’être partagé. C’est la deuxième partie de sa carrière de géographe qui devrait intéresser le réseau des Fabriques, notamment lorsque Bunge rompt avec la géographie quantitative, laquelle collabore aux politiques américaines ségrégationnistes. William Bunge prend conscience de l’impact du chercheur et de sa responsabilité. Il développe alors une méthode qualifiée de géographie populaire, « questionnant la pratique du chercheur tout en l’interrogeant sur sa responsabilité vis-à-vis de l’objet étudie3 ». Nous retrouvons ici la posture qui a motivé le projet Expéditions : comment donner au savoir produit par le chercheur (ou l’artiste) en action sur le terrain la possibilité d’être autre chose qu’un objet de domination symbolique asservie au pouvoir de ses commanditaires ? Exactement la même question que se posait Michel Leiris dans son article « L’ethnographie devant le colonialisme »4.

William Bunge s’engage donc dans une géographie radicale qui l’amène à s’immerger dans le quotidien des territoires qu’il explore. De mon point de vue, il participe en cela à la tendance interactionniste et participante de certains sociologues et éducateurs, de même qu’il développe une fameuse pratique théorisée par Alfred Schütz5, lequel recommande de réduire l’écart interprétatif entre le chercheur et les personnes du milieu étudié. L’intérêt d’une telle démarche dans sa durée (plusieurs années, voire toute la vie) est qu’elle lie le sort du chercheur avec celui des personnes qui vivent sur le territoire exploré, ainsi que l’expliquent les auteurs de le texte de Popelard and Co6.

Le but de Bunge n’est plus d’informer le pouvoir pour le contrôle des territoires urbains, mais d’offrir à la population la possibilité de s’enquérir des méthodes et des résultats du géographe, notamment en contribuant « à l’enrichissement d’une population et non plus au pillage de ses ressources, d’aménager avec elle et non pour elle son espace, de l’intégrer aux décisions et non de l’exclure7 ».

Ce sont là des discussions qui traversent le réseau des Fabriques et au-delà, c’est pourquoi j’en recommande la lecture. Les ouvrages de Bunge n’existent apparemment pas en français, mais il y a matière à en savoir plus.

Ce qui m’intéresse en tant que plasticien, acteur sur les territoires explorés, et producteur d’objets visuels, textuels, d’actions et autres manifestations, c’est le sens et la forme donnés aux productions scientifiques du géographe William Bunge. Nous ne savons pas exactement comment il s’y prend, mais les cartes qu’il réalise à la demande d’associations ou autres acteurs locaux présentent le territoire de la ville de Detroit sous des aspects inhabituels : géographie des bébés mordus par les rats, géographie des jouets possédés par les enfants, géographie des fuites de capitaux… On en redemande ! Cette matière produite, il semble en diffuser le contenu (nous ne savons pas comment, ni même s’il a sollicité la collaboration d’autres acteurs, par exemple les artistes), tout en reconnaissant l’impuissance de l’universitaire, comme le souligne l’article : « Bunge reconnaissait lui-même qu’en tant qu’universitaire, il était difficile de se rendre directement utile à la société. Mais «“nous devons l’apprendre ” répétait-il8. »

Nous sommes plusieurs à éprouver ce constat, sans forcément être universitaires d’ailleurs. En dehors de l’expérience (de l’art ou de la recherche), il y a une difficulté à engager un dialogue entre la communauté de femmes et d’hommes qui vivent ensemble ici et maintenant, et la production d’un savoir qui fige la réalité et lui enlève sa substance, sa durée, la vie, ses contradictions, ses sensibilités, sa pénibilité… Les résultats formels de toute expérience transformatrice nous encombreraient-ils ? Que faut-il alors en penser ?

Nous apprenons que Bunge s’est fait viré de l’université pour des raisons qu’il est inutile ici d’expliquer. Mais la suite donne à réfléchir sur l’avenir que nous pourrions donner à nos projets d’émancipations et aux méthodes de recherche et de création que nous tentons de mettre en œuvre, alors qu’elles semblent nous échapper à mesure que nous nous en approchons. En effet, Bunge s’écarte définitivement du monde universitaire et devient chauffeur de taxi ! C’est donc ça la métamorphose du chercheur en arpenteur discret des premières loges.

R. Louvel

Notes
1. Merci à Benoît Raoulx qui m’a aidé à retrouver l’orthographe exacte de son nom.
2. http://blog.mondediplo.net/2009-12-29-William-Bunge-le-geographe-revolutionnaire-de publié le mardi 29 décembre 2009, par Allan Popelard, Gatien Elie et Paul Vannier.
3. Ibid.
4. Michel Leiris, Cinq études d’ethnologie, Paris, Gallimard, 1969, p.83.
5. Alfred Schütz, Le Chercheur et le quotidien. Phénoménologie des sciences sociales, trad. A. Noschis- Gillieron, Paris, Méridiens Klincksiek, 1987, p. 34.
6. Allan Popelard, Gatien Elie et Paul Vannier, Op. Cit.
7. R. Peet, “The development of the radical geography in the United States” (p. 11), in R. Peet (dir.), Radical Geography, alternatives viewpoints on contemporary social issues, Maaroufa Press, Chicago, 1977, p. 13, cité par Allan Popelard, Gatien Elie et Paul Vannier, op.cit.
8.Allan Popelard, Gatien Elie et Paul Vannier, Op. cit.

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